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Il n’est besoin pour cela ni d’être le Cid, ni d’avoir parmi ses prénoms celui d’Hercule ; il suffit d’aimer et de croire qu’on est aimé. A-t-il reconnu son erreur et s’est-il imposé le plus cruel des sacrifices ? un flot de haine monte de son cœur brisé à ses lèvres amères. Lorsqu’en effet il vante l’âpre joie d’une indépendance farouche, ce n’est pas parce qu’il est le déclassé reprochant à la société sa propre inaptitude à s’y encadrer ; mais il a été dédaigné par une seule femme : il a pris en dégoût l’univers tout entier.

Amoureux, il n’est pas aimé. C’est donc qu’aucun sentiment d’orgueil, de vanité satisfaite et d’amour-propre ne se mêle chez lui à l’amour et n’en altère la pureté. Cela achève de rendre le personnage sympathique. Don Juan n’est pas sympathique : les hommes sont tous un peu jaloux de lui, et les femmes en ont peur. Aussi savons-nous gré à Molière de l’avoir qualifié de méchant homme ; et quand, à la fin, la punition du ciel s’abat sur lui, nous en éprouvons une satisfaction de vengeance. Au contraire, l’amoureux éconduit ne nous gêne pas ; il ne nous a rien volé ; nous n’éprouvons pas auprès de lui cette humiliation secrète, dont une comparaison instinctive nous fait souffrir auprès d’un amant trop souvent heureux.

Amoureux, enfin, Cyrano l’est surtout en ce sens qu’il parle délicieusement d’amour. C’est sa marque, c’est son caractère, c’est son originalité : c’est tout le rôle. Christian de Neuvillette aime autant que peut aimer Cyrano de Bergerac ; il est brave, il est beau, et même, quand il parle d’autre chose que d’amour, il n’a pas l’air d’un sot. Mais il ne sait pas parler d’amour. Il n’a pas ce don de dire de jolis riens, de s’exprimer avec grâce, et de faire croire, par le tour qu’il lui donne, à la sincérité de sa passion. Cyrano est celui qui sait parler d’amour, et qui aime à en parler. Les mots lui viennent alors, sans qu’il les cherche, toujours plus abondans, plus faciles, plus riches, plus sonores et plus imagés : il est amoureux de la couleur et de la musique de ces mots. Sous le balcon, dans la nuit, il ne voit pas Roxane et elle ne distingue pas ses traits ; ni leurs regards, ni leurs doigts ne se mêlent ; des mots, des mots, il n’y a entre eux que des mots ; et ces mots tout chargés d’amour enveloppent de leur séduction celle qui les écoute en tremblant. Au siège d’Arras, Cyrano écrit des lettres plus longues chaque jour et plus ardentes ; et il s’enivre de les écrire, tandis qu’en les lisant, dans son alcôve de précieuse, Roxane sent monter en elle la même ivresse qui les a dictées. L’amour n’est-il pas cela même ? En tout cas, c’est une nuance de l’amour qui est bien d’ici : c’est exactement l’amour à la française. Partout on frissonne