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ou c’était le grotesque qui confinait à l’épopée. Raté génial et bohème au grand cœur, ce Cyrano-là était une antithèse vivante, l’antithèse de la beauté morale et de la disgrâce physique drapée superbement dans le manteau troué du romantisme.

L’originalité de la nouvelle interprétation apparaît tout de suite. Nous nous souvenons très bien qu’il y avait, au premier acte de Cyrano, sur les diverses manières de dire d’un grand nez qu’il est grand, une tirade d’une drôlerie énorme, que Coquelin lançait avec une verve étourdissante. Elle n’y est plus. Qu’est-elle devenue ? On ne l’a pas coupée, et il est bien vrai que M. Le Bargy la récite, mais d’un débit si pressé, et si empressé d’en finir, qu’elle passe à peu près inaperçue. Il déblaie, il déblaie. Il déblaiera toutes les cocasseries à mesure qu’il en rencontrera sur son chemin. Et, l’acteur principal donnant le ton auquel il faut bien que chacun s’accorde, les autres font de même. Ainsi le burlesque du rôle s’atténue, s’assourdit, s’évanouit. Je dis le burlesque et non pas la fantaisie. M. Le Bargy joue avec le brio le plus entraînant la scène du troisième acte, où Cyrano raconte son voyage dans la lune et sa chute à travers les airs. Il clame avec une grandiloquence tout espagnole les triolets héroï-comiques des Cadets de Gascogne. Il n’affadit pas le rôle, il ne lui enlève rien de son relief et de son éclat ; mais soucieux d’en donner son interprétation, et, comme il est juste, tenant compte de ses moyens et de leur limite, il fait résolument passer à l’arrière-plan ce qui contrarierait sa conception personnelle. Il harmonise, il simplifie, il transpose dans le mode classique. L’art classique a pour principe l’unité : un trait de caractère domine tous les autres, une passion commande tous les sentimens et tous les actes. Il a pour méthode l’analyse qui creuse sans cesse et pénètre toujours plus avant. C’est ainsi, en vue de l’unité et dans le sens de la profondeur, que le nouvel interprète a retravaillé le rôle. Au deuxième acte, dans la pâtisserie de Ragueneau, voyez de quel air, écoutez de quel accent Cyrano soupire quelques mots de la lettre qu’il compose pour Roxane ! Il nous livre là tout le secret de son âme, et le fond de son cœur. C’est une âme et c’est un cœur qui ne sont remplis que par l’amour.

Amoureux, Cyrano est joyeux ou triste, conquérant ou abattu, indulgent ou sarcastique, suivant le temps qu’il fait au ciel de son rêve. Se croit-il à l’instant d’être aimé de Roxane ? A cet instant-là, il se sent de taille à braver toute la terre ; ce n’est pas le bretteur ni le Gascon qui jette le défi aux cent estafiers de la Porte de Nesle, c’est le soupirant sur qui deux beaux yeux se sont posés : Paraissez, Navarrois !...