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filant entre les vagues sombres comme des poissons argentés, gracieux baladins de la mer qui escortaient le navire afin de nous faire voir tous leurs tours. Les passagers de la troisième classe, pressés contre le bordage pour jouir de ce spectacle gratuit, poussaient des cris, éclataient de rire. Rosetti lui-même, pendant quelques minutes, sembla prendre plaisir à regarder l’agilité merveilleuse de ces bêtes. Puis il continua :

— Considérez l’Atlantique qui s’écoule par ce détroit dans la Méditerranée. Comme les eaux de l’immense Océan bouillonnent dans la passe qui les restreint ! Et pourtant, ce fleuve que fend notre proue, ainsi resserré entre deux montagnes, n’est-il pas le même Océan sans limites que nous avons infatigablement traversé durant quinze jours, sans atteindre aucun rivage ? Mais ici il se rapetisse, il frémit et il bouillonne parce qu’il ne peut se déverser tout d’un coup dans la Méditerranée. Eh bien ! vous avez là sous les yeux l’image de l’esprit humain qui, lui aussi, est en quelque sorte l’étroit canal d’un Océan sans bornes. La Beauté est infinie ; vous aviez raison de le dire hier, Cavalcanti. Et ce n’est pas la Beauté seulement, c’est aussi la Vérité et le Bien. Or l’esprit humain est limité. Chaque individu et chaque époque ne peuvent concevoir et réaliser que quelques-unes des formes infinies du beau, du vrai et du bien, de même que, à chaque instant du temps, l’Océan ne peut déverser qu’un seul flot dans la Méditerranée par le canal où nous naviguons. Je ne réussis pas à me figurer l’univers autrement que comme une réalité qui nous dépasse de toutes parts et dont nous ne pouvons découvrir, percevoir et comprendre successivement que des parcelles imperceptibles. Néanmoins, entre toutes ces formes de la Vie, l’homme, vous le disiez fort bien, n’a aucun motif intrinsèque pour choisir l’une plutôt que l’autre, et son instinct le porterait plutôt à les vouloir toutes. Mais les embrasser toutes lui est impossible, parce que son esprit est de trop faible capacité ; alors force lui est de s’imposer une limite, c’est-à-dire de faire un choix, même sans que ce choix se justifie par aucune raison intrinsèque. C’est là une nécessité contradictoire, disiez-vous, Cavalcanti : car, comment est-il possible de faire un choix sans, motif ni raison ? Et cependant il le faut. C’est dans cette nécessité contradictoire que réside le secret de la lutte perpétuelle entre le divin et l’humain, entre le fini et l’infini, entre le contingent et l’absolu, entre le caduc et l’éternel,