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et solides, mais, à le voir les sacrifier à celles de ses conseillers, on ne peut que s’étonner et reconnaître que la nature, tout en le douant de qualités éminentes, lui avait refusé la plus précieuse de toutes, celle sans laquelle toutes les autres risquent d’être lettre morte, c’est-à-dire la constance dans les desseins. Quoique, en maintes circonstances, les apparences le montrent différent, c’est bien ce jugement que justifie l’ensemble de son règne. Au début, il a voulu donner à son pays la liberté et une constitution ; il écrivait à son ancien précepteur La Harpe que, cette œuvre accomplie, il abdiquerait le pouvoir et se retirerait en Amérique. En fait, il n’a donné à la Russie ni une constitution ni la liberté ; il n’a pas abdiqué et, loin de s’expatrier, il a conservé sa couronne durant près d’un quart de siècle. Son règne, qui abonde en traits pareils, autorise les jugemens que quelques-uns des hommes qui l’ont le mieux connu, ont portés sur lui. D’après l’un d’eux, « il avait appris beaucoup, mais tout superficiellement, sans rien approfondir, sans rien faire pour pénétrer l’âme russe ; » d’après un autre, « il était intelligent et doué, mais paresseux et insouciant ; il avait vite fait de saisir, mais aussi vite fait d’oublier ; il ne savait pas se concentrer ; ainsi s’expliquent ses décisions toujours hâtives et précipitées, dénuées de fondemens solides. » Le grand-duc Nicolas conclut ainsi et il ne parait pas que cette opinion soit susceptible d’être frappée d’appel.

C’est par un acte qui la confirme qu’Alexandre devint empereur longtemps avant l’époque où il avait pu supposer qu’il le deviendrait. A travers des hésitations et des incertitudes qui dénotent tout au moins un défaut de réflexion et de prévoyance, il se trouva mêlé, en quelque sorte malgré lui, au complot dont son père fut la victime. Il laissa par faiblesse agir les conjurés sans prévoir que l’autocrate qu’était Paul Ier ne pouvait perdre la couronne qu’en perdant la vie, et, le drame joué, il n’échappa pas au soupçon de s’être fait volontairement le complice des assassins, encore qu’il fût innocent du crime et coupable seulement de l’espèce de somnolence avec laquelle il l’avait laissé se perpétrer. Le souvenir du tragique événement a pesé sur toute sa vie, engendrant de cuisans remords ; il en a porté le fardeau jusqu’à son dernier jour et, peut-être, ne furent-ils pas étrangers au désarroi moral qu’on surprend maintes fois dans sa conduite, dans la marche de sa politique si souvent