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beau ou laid, mais l’esthétique n’a pas su nous le dire ; nous voulions savoir ce qu’est le progrès, et nous n’en sommes pas venus à bout ; nous voulions savoir si les machines sont utiles ou nuisibles, si la science est vraie ou fausse, si la richesse est bonne ou mauvaise, et nous nous sommes embrouillés dans notre recherche. L’un disait oui, l’autre disait non. Partout des argumens « renversables. » L’esprit tourne sur lui-même, afin de voir sa propre face, et, à force de tourner, il est pris de vertige...

Le discours de Rosetti serpentait entre les sarcasmes d’une fine ironie, comme serpente dans l’herbe une couleuvre qui tour à tour apparaît et disparait. Désespérant de lui porter un coup, j’essayai encore une fois de lui barrer le chemin.

— Revenons au sujet, dis-je. Croyez-vous, oui ou non, que la beauté soit conventionnelle, arbitraire, non nécessaire ? et que, par conséquent, elle ne soit qu’une opinion humaine, changeante d’un lieu à un autre, d’une époque à une autre ?

Il répondit oui, d’un signe de tête, et il ajouta :

— Cela, je ne le crois pas seulement de la Beauté ; je le crois aussi de la Vérité et de la Morale.

— Eh bien ! insistai-je, puisqu’il en est ainsi, comment pouvez-vous reprocher à l’homme de se retourner en arrière, selon votre expression, et de chercher la cause de toutes ces opinions diverses et changeantes ? Car cette cause existe, apparemment !... Mais pourquoi m’essouffler, dis-je, à le démontrer ? N’avez-vous pas dit vous-même, l’autre jour, que ce qui nous pousse à admirer telle ou telle œuvre d’art, c’est un intérêt, soit national, soit religieux, soit d’amour-propre, etc. ? Donc, vous admettez vous-même que les hommes ont le droit de se retourner en arrière pour découvrir la cause de leurs différentes opinions, puisque vous vous êtes retourné vous-même ! Dès lors, pourquoi exigez-vous que les autres ferment les yeux ? Si vous admettiez que l’art est une émanation de Dieu, je vous comprendrais...

Rosetti me regarda un instant, puis me prit par le bras, invita Cavalcanti à le suivre et nous emmena tous les deux jusqu’au bordage. Dans les eaux agitées du détroit se jouaient autour du Cordova une grosse troupe de dauphins ; ils allongeaient le mufle hors de l’eau comme pour nous regarder ; puis ils plongeaient ; puis ils reparaissaient encore, sautant, se tordant,