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LA DOULEUR


Quand la douleur est vaste, ardente, sans mélange,
Quand elle aveugle ainsi qu’un ténébreux soleil,
Elle est dans l’eau qu’on boit et dans le pain qu’on mange,
Et dans les rideaux du sommeil !

Comme l’odeur du sel sur les routes marines.
Comme les chauds parfums de Corse ou d’Orient,
Elle emplit le poumon, étourdit la narine.
Et griffe ainsi qu’un diamant !

Les arceaux de l’azur, le fier tranchant des cimes,
La longueur des cités et leurs hauts monumens,
Ne sont qu’une eau rampante et qu’un grisâtre abime
Auprès de son envolement !

— Douleur qui me comblez, chantez, voix infinie !
Attachez à mon cou vos froids colliers de fer ;
Qu’importent l’esclavage et la dure agonie,
Je vois les mondes entr’ouverts !

J’ai vu l’immensité moins vaste que mon être,
L’espace est un noyau que mon cœur contenait ;
Je sais ce qu’est avoir, je sais ce qu’est connaître,
J’englobe ce qui meurt et nait !

L’ange qui fit rêver Jésus sur la montagne.
Qui lui montra le monde et tenta son esprit.
M’a, dans les calmes soirs des languides campagnes,
Tout soupiré et tout appris !

Serai-je désormais l’ermite magnanime
Qui vit de son secret par delà les humains ?
Pourrai-je conserver, dédaigneuse victime,
La solitude de mes mains ?