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— Voulez-vous donc imputer à Kant l’incrédulité moderne ? Cette incrédulité a beaucoup d’autres causes. Vous l’avez dit vous-même, tout à l’heure...

Soudain les lampes électriques s’allumèrent sur nos têtes, pâles dans les dernières clartés du jour. A présent nous étions engagés dans le détroit et nous avancions à travers le crépuscule sur des eaux sombres et agitées, sous un ciel trouble et bas, côtoyant la rive européenne que l’on entrevoyait noire et confuse, tandis que, du côté du Maroc, on ne distinguait rien. Rosetti regardait les lumières, sans rien dire ; puis, tout à coup, s’adressant encore à moi :

— Nous sommes d’accord, dit-il sans transition. La Révolution française a été bien autre chose que la chute d’une ancienne dynastie ou qu’un changement d’institutions : elle a été le nouvel assaut donné par les Titans à l’Olympe, elle a été le plus formidable acte de volonté dont l’histoire ait été témoin, — car ce fut cet acte qui renversa tous les anciens étalons de mesure au moyen desquels l’homme avait jugé la qualité du monde, et qui en imposa de nouveaux ; — elle a été la bataille rangée que l’homme et sa science ont livrée à Dieu pour le jeter à bas de son trône. Depuis des siècles, l’homme, par la petite guerre des philosophes et des savans, inquiétait les communications entre la terre et le ciel ; et finalement, lorsque l’heure fut venue, les gros bataillons se mirent en marche et coururent à l’assaut, et Dieu fut réduit à n’être plus qu’un fantôme philosophique. Sur les degrés de son trône s’est assis l’es- prit humain, — mais de la même manière qu’au Japon, il y a un siècle, le shogun s’asseyait au pied du trône du Mikado : — l’esprit humain, en apparence ministre, mais en réalité souverain et moteur suprême de la vie tout entière, de l’art, de la morale, du droit, de l’éducation, de la politique et, qui plus est, de lui-même. Car, peu à peu, sentant qu’il meut toutes choses et ne sentant plus aucune impulsion supérieure qui le meuve lui-même, il a été envahi par un étrange, anxieux et sublime délire : il a voulu se considérer, lui aussi, dans son propre mouvement, et je serais tenté de dire : considérer sa propre face sans miroir. Et le résultat final de ce gouvernement du shogun, nous l’avons vu durant cette longue traversée. Comme nous n’avions rien à faire, nous nous sommes mis à discuter sur des sujets sérieux. Nous voulions savoir si New-York est