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deux ailes à la fois. Mais il suffit qu’elle ait paru hier encore la plus probable aux écrivains militaires des deux nations, pour qu’on puisse la prendre aujourd’hui comme thème et qu’on s’en aide pour raisonner sur les combinaisons allemandes de demain.

La priorité dans le temps qu’ils pensent avoir acquise ne fait qu’accroitre à leurs yeux leur liberté d’action. Tous les modes d’offensive se représentent alors à leur esprit, — enveloppement simple ou double, rupture sur le front, attaque dans le flanc ; — le meilleur pour eux sera celui qui leur permettra d’arriver le plus tôt à un résultat décisif dans l’esprit même de leur avance et de leur vitesse, c’est-à-dire de nous atteindre en flagrant délit de concentration et de nous infliger leur choc, avant que nous ayons pu sortir de notre défensive initiale.

Plus nos zones de concentration seront voisines de la frontière, et plus grand sera pour nous le risque de tomber dans un plan pareil. Si nous prétendions, par exemple, nous concentrer en avant des places d’Epinal, Toul, Verdun, généralement considérées au contraire comme devant couvrir nos rassemblemens, nous aurions pris fâcheusement une avance d’espace qui aggraverait notre retard de temps. Si nous reportons nos zones de débarquement en arrière de ces places et à une profondeur telle que l’espace interposé puisse retarder l’adversaire et nous revaloir notre propre retard, nous abandonnons la défense de cette marge de territoire aux garnisons de nos places et à nos troupes de couverture. Dans l’un et l’autre cas, une offensive directe, immédiate, intensive, partie de la Lorraine allemande, paraît la plus conforme de toutes à l’intérêt des Allemands. Elle peut leur permettre, dans la première hypothèse, de déchirer notre dispositif avant même qu’il ne soit formé ; dans la seconde, de faire brèche à la ligne fortifiée française, ou bien d’en élargir les créneaux trop étroits, de la franchir au plus court et d’atteindre derrière nos rassemblemens encore incomplets.

C’est ainsi qu’en 1913, l’idée napoléonienne de la rupture paraît se substituer dans l’esprit de l’état-major allemand à l’idée frédéricienne de l’enveloppement. Cette variation théorique accompagne la transformation de leur armée en un instrument de choc, en cet outil professionnel que Von der Goltz, dans son livre célèbre sur la Nation armée, supposait mis « aux mains d’un nouvel Alexandre » et dont il menaçait l’Europe, sans savoir alors que son paradoxe serait si tôt réalisé.