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où nous vivons... après Kant et la Critique de la Raison pure... après la Révolution...

En ce moment, deux vagues plus grosses que les autres vinrent glisser, puis se briser avec un énorme fracas le long des flancs du navire. Distraits par le bruit et par le spectacle de cette tempête d’émeraude et d’or, de saphir et d’argent, nous nous arrêtâmes pour la contempler. Le va-et-vient, les criailleries, les gestes démonstratifs augmentaient autour de nous, à mesure que le rapprochement donnait des lignes plus nettes aux berges du détroit ; mais, à l’Ouest, l’horizon s’obscurcissait, les grands morceaux de bleu se rétrécissaient dans le ciel et la clarté du jour se voilait. Lorsque nous recommençâmes à nous promener, Rosetti, s’adressant à moi, me dit avec une moue railleuse :

— Critique ! Voilà un mot qui ne me plaît guère. Un mot grec germanisé ; un métis de Levantin et de Tudesque...

Mon étonnement croissait ; et, faisant le rappel des réminiscences que m’avaient laissées mes études philosophiques, j’entrepris une défense de la philosophie critique. Mais Rosetti, sans me laisser le temps de poursuivre, me prit par le bras.

— Je sais, je sais ce que tu veux dire. L’incrédulité moderne peut être un bien, ou au contraire elle peut être un mal ; mais, si nous n’avions pas exercé notre intelligence à mille prouesses, et même à détruire Dieu sous prétexte de le démontrer, notre pensée et notre volonté ne seraient jamais sorties de l’enfance, et nous nous trouverions aujourd’hui au même point que les Musulmans : nous n’aurions pas découvert l’Amérique et nous ne serions pas ici à causer tranquillement de ces problèmes sur ce château qui nage, pareils à des demi-dieux, comme disait notre avocat, le jour où nous avons passé l’Equateur... A propos, on ne l’a pas vu, aujourd’hui. Où s’est-il caché ?... De là vient que, quelle que soit l’autorité qui nous dit : « Ceci est beau, » nous ne nous en contentons plus et nous demandons tout de suite : « Pourquoi est-ce beau ? »

Je crus le moment venu de découvrir mes batteries.

— Précisément, répondis-je, et cette prétention me paraît fort raisonnable. Ce qui me parait insoutenable, c’est votre point de vue. Vous affirmez que les principes du beau sont tous arbitraires, conventionnels, de fabrique humaine, par conséquent éphémères et caducs ; et ensuite, vous semblez prétendre que l’homme les adore comme des principes divins, et vous lui