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nappe d’azur, se suivant en foule innombrable, toujours semblables et toujours diverses sur toute la mer qu’on voyait jusqu’à la côte du Maroc, jusqu’aux montagnes du détroit, jusqu’à la muraille de brume épaisse qui, du côté gauche, fermait l’Océan : gigantesque troupeau qui nous entourait de toutes parts, mais sans hostilité, en dépit de sa grandeur formidable. La proue du navire coupait doucement ces vagues et traversait les eaux convulsées, droite et d’aplomb comme si elle avait fendu un lac tranquille, sans roulis ni tangage. Aussi les plus délicats pouvaient-ils contempler en sécurité cette tempête-là ; et, par le fait, ils étaient tous sortis de leurs cabines, à l’exception de Vazquez, d’Alverighi, de Rosetti et de Mme Feldmann.

Enfin, vers cinq heures, tandis que, mêlés à un groupe de passagers, nous regardions avec nos jumelles la terre voisine et le cap Spartel, dont le profil bizarre se dessinait nettement, Rosetti parut, le visage souriant, le cigare aux lèvres. Je mis tout de suite la question sur le tapis.

— Vous me dites : « Cette œuvre d’art est belle parce qu’elle ressemble à tel modèle. » Mais la réponse fait naître aussitôt une autre question : « Le modèle est-il réellement beau, et pourquoi ? » Vous allez sans doute me dire : « Il est beau, parce que la tradition, l’école, l’opinion publique, la volonté supérieure de mon époque me l’imposent comme tel. » Mais cette nouvelle réponse ne me contente pas encore : la tradition, l’école, l’opinion publique, la volonté supérieure de mon époque peuvent se tromper. Tour à tour elles déclarent belle et laide la même œuvre d’art : il faut donc qu’elles se trompent l’une ou l’autre fois. Par conséquent, si je veux être certain de ne pas me tromper, il faut que je puisse juger les modèles, que je puisse rechercher d’où jaillit cette beauté mystérieuse qui est dans tel modèle et qui doit y être pour que ce modèle possède légitimement une autorité impérative sur tout le monde.

— Cette beauté, elle jaillit de Dieu, interrompit gravement Rosetti.

— De Dieu ? repris-je, un peu étonné. C’est vrai : pendant des siècles. Dieu a été la mystique fontaine de la beauté, de la vérité, de la bonté. Mais...

— Mais ?... interrogea Rosetti, comme s’il n’avait pas compris. Je le regardai ; puis, avec un peu d’hésitation :

— Mais, continuai-je, vous savez mieux que moi qu’au siècle