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Or il y a beaucoup d’autres jeunesses que celle-ci. Il y a les jeunes gens qui se proposent d’être avocats, médecins, industriels, commerçans, agronomes, ingénieurs, soldats, etc. Et cette jeunesse n’est pas « intellectuelle » professionnellement ; mais elle est tout aussi intellectuelle que l’autre, et tracer un portrait de la jeunesse en excluant celle-ci et en ne peignant que celle-là, c’est comme faire la gageure d’un portrait faux.

Or Agathon a systématiquement exclu toute la jeunesse qui n’est pas la jeunesse section-lettres. Pourquoi ? parce qu’il croit que seule la jeunesse section-lettres constitue l’élite. Il le dit formellement. J’avais rendu compte d’une précédente enquête sur la jeunesse où avaient été interrogés des jeunes gens appartenant à toutes les professions, et j’avais remarqué que la jeunesse section-lettres était très évidemment sous l’influence de MM. Bergson, Barrès, Bourget et Maurras et que la jeunesse en dehors de la section-lettres semblait ne pas se ressentir de cette influence et en être encore à Auguste Comte, Renan et Taine ; et j’avais fini en disant : « Il y aurait à conclure, et c’est un peu ce que je tends à croire, que médecins, avocats, hommes d’affaires, hommes de science, agronomes, soldats, que toute cette jeune bourgeoisie française est en retard sur la jeunesse philosophe et littéraire, sur la jeunesse « penseuse » et n’arrivera que plus tard, si elle doit y arriver, au point où est maintenant celle-ci. »

Agathon ne comprit pas l’ironie, et je veux dire ne la voulut pas comprendre, et écrivit dans son journal et transcrit dans son livre : « C’est sur ce retard naturel et prévu que nous avons fondé notre enquête. Admettrait-on même que la jeunesse intellectuelle n’exerçât qu’une action restreinte sur le pays, il faudrait reconnaître qu’elle a, plus que toute autre, le pressentiment, la divination des courans prochains, et qu’elle est infiniment moins lente à se mouvoir. »

Évidemment ! Si elle est miraculeuse, elle doit être divinatrice. Cela est très logique ; mais ce qui n’est pas vrai, mais où est l’erreur profonde, c’est de croire, avec une manière d’orgueil de caste ou d’orgueil ecclésiastique, que la seule « jeunesse intellectuelle » soit la jeunesse qui se destine à la littérature. Cela, c’est une aberration. La jeunesse qui se destine au barreau, à la médecine, au grand commerce, à la grande industrie, à l’armée et à la construction des chemins de fer et aux inventions