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excédé de fatigue, mais ta lettre m’a fait un singulier effet, car tu ne me parlois que de plaisirs, de chasse, de pêche, etc., et je l’ai reçue un moment après avoir essuyé la grêle de balles, tu peux juger si le contraste étoit grand. On dit que le maréchal de camp qui étoit chargé d’entrer du côté de Dunkerque a pris Furnes, c’est toujours quelque chose ; le fait est que, dans notre campagne, quoique nous nous soyons retirés, l’ennemi a perdu plus d’hommes que nous, mais il est encouragé.

« Enfin ne désespérons de rien, réunissons-nous, punissons les lâches et tout ira bien. Tu trouveras mon style un peu décousu, mais c’est que je me suis encore levé aujourd’hui à quatre heures du matin, et je suis tout endormi ; nous faisons vraiment là un métier de chien, mais quand la patrie est en danger, il n’y a rien qu’on ne fasse.

« Adieu, je t’embrasse de tout mon cœur, montre tout de suite cette lettre à mon père afin qu’il ait tous les jours de mes nouvelles.

« A. PHILIPPE. »


Valenciennes, ce 12 mai 1792.

«... Je vais assez souvent à la comédie ici, c’est-à-dire j’y vas depuis huit jours, car je t’avoue que l’affaire de Mons m’avoit pénétré de douleur et j’ai eu assez de peine à secouer ce chagrin pour reprendre ma gaité ordinaire. Le spectacle est rempli de gardes nationales qui, à tout instant, demandent l’air ça ira. Je me représente toujours ces gardes nationales fuyant devant une poignée de houlands, et cette idée m’afflige.

« Alors le ça ira ne me fait plus le même effet qu’autrefois, au contraire, il m’afflige, surtout quand je vois les mocqueries presque justes des aristocrates. Enfin j’espère qu’avec Lukner nous nous dédomagerons de tout cela et que nous pourrons alors jouer ça ira.

« Mais pour en revenir à la comédie, elle n’est vraiment pas assez mauvaise pour ne pas faire plaisir. Moi, elle m’en fait assez. Il y a une actrice nommée Mlle Pinsard qui, quoiqu’elle n’ait pas de sourcils, n’est, sans plaisanterie, pas mal du tout. Elle est même très agréable ; elle est seulement un peu trop grosse ; elle a une taille énorme, mais elle a des dents charmantes qu’elle montre toujours.

« Je crois que voilà une assez longue description de Mlle Pinsard.