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pas lu sans inquiétude la lettre suivante dont le signataire inconnu n’avait évidemment pas partagé les premières illusions de l’auteur ou en était revenu.

27 floréal.

Permettez que je vous remercie de tous les plaisirs que j’ai éprouvés en lisant votre dernier ouvrage. Quel courage il a fallu pour défendre les principes dans un moment où la liberté est perdue ! Tous les républicains ont trouvé dans votre livre un asile contre le despotisme ; vous leur avez donné la certitude que la vérité triomphe tôt ou tard. Aussi regardent-ils tous votre ouvrage comme le premier qui a paru depuis la Révolution. La page 150 a produit le plus grand effet[1]. Le portrait est d’une ressemblance admirable. Vous avez tué le charlatan de vices. J’étais hier chez un libraire au Palais-Royal. On parlait beaucoup de votre ouvrage et je vous assure, madame, que tout le monde partageait l’enthousiasme qu’il a produit chez moi.

Mme de Staël avait cru cependant pouvoir revenir à Paris ; mais elle n’y retrouvait pas le calme. Quelques nouveaux extraits des lettres de M. Necker vont nous montrer à quelles agitations elle continuait d’être en proie, en même temps que la persistante admiration que Bonaparte continuait d’inspirer non seulement au père, mais à la fille.

14 ventôse.

Je l’ai reçue cette lettre qui m’a si fort bouleversé et pourquoi la peine que tu fais éprouver n’est-elle pas en diminution de la tienne ? Ah ! que j’ai regret de ne t’avoir pas pressée de venir ici. Que tu sois affligée et blessée des procédés qu’on a pour toi, je le trouve naturel, mais que tu en reçoives une impression telle que tu me dépeins, mon jugement s’y perd. J’ai quelquefois éprouvé l’injustice et l’ingratitude, mais il y avait un moment de plaisir à se relever dans sa propre pensée. Je sais que la réponse de T.[2], si elle est sue, te vaudra de l’intérêt, car des paroles indiscrètes d’une femme blessée peuvent-elles effacer à tel point des services réels et une amitié si longtemps suivie ? Il a voulu plaire à Buonaparte, et le grand homme qu’il est, par un sentiment de générosité, désapprouvera peut-être qu’on veuille ainsi charger son léger mécontentement. Mais quoi qu’il en soit, est-ce à de tels intérêts qu’il faut sacrifier, même un instant et seulement en pensée, les grands intérêts auxquels tu te dois ? puissance des choses factices sur une imagination inflammable ! Ah viens ! viens ! et quand tu m’auras vu, m’auras entendu, m’auras mis en commerce avec ta raison, tu feras de moi ce que tu voudras.

  1. La première édition étant devenue introuvable, je ne puis dire ce que contenait cette page 150.
  2. Évidemment Talleyrand.