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lucarne, vient te parler à l’oreille. » M. Necker s’intéressait beaucoup aux progrès de l’ouvrage. Il demandait à sa fille de lui faire connaître les impressions de ceux de ses amis auxquels elle en avait lu quelques fragmens, et il ajoutait : « J’attends beaucoup pour tout de cette manifestation du haut toi. »

L’attente de M. Necker, qui du reste ne connaissait pas l’ouvrage, devait pour le coup être trompée. Loin de la mettre en situation meilleure, cet ouvrage, qui parut en avril 1800, ne fit qu’irriter davantage Bonaparte. Il faut reconnaître que, sous une forme théorique et doctrinale, c’était en réalité un acte d’opposition, non seulement parce que le nom de Bonaparte n’y était même pas prononcé, ce qui faisait un singulier contraste avec les adulations dont « le héros » était alors l’objet, mais parce que Mme de Staël y reprenait et y développait le vieux thème, cher à Condorcet et à toute l’école philosophique, de la perfectibilité de l’esprit humain[1]. À chaque page, elle parlait de la liberté ; dans l’avant-dernier chapitre, elle prenait la défense de l’éloquence et elle entreprenait de réfuter cette erreur, « que le talent oratoire est nuisible au repos et à la liberté même d’un pays. » Or Bonaparte faisait peu de cas de l’espèce humaine et il faut reconnaître que, durant la période révolutionnaire, la perfectibilité de l’espèce avait au moins subi un temps d’arrêt. Il entretenait le mépris qu’on sait pour les idéologues, et ce qu’il y avait d’un peu utopique et chimérique dans les conceptions politiques de Mme de Staël n’était pas pour le réconcilier avec l’idéologie. De même, il faisait peu de cas de l’éloquence, et il faut reconnaître également que, dans les assemblées révolutionnaires, l’éloquence avait fait plus de mal que de bien. Ce qu’il voulait, c’était le silence. Avant peu il devait en donner la preuve, d’abord en épurant, puis en supprimant le Tribunat. Faire l’éloge de la philosophie, de la liberté et de l’éloquence, c’était donc aller contre ses secrets desseins. Ceux qui voulaient lui plaire ne s’y trompèrent pas. L’ouvrage de Mme de Staël fut attaqué assez perfidement par Fontanes dans le Mercure, et Chateaubriand vint même à la rescousse. Au contraire, le livre eut beaucoup de succès dans le camp des philosophes, et si Mme de Staël eût été plus clairvoyante, elle n’eût

  1. Voir, dans l’ouvrage de Vandal, t. II, p. 314, l’appréciation très fine, judicieuse et équitable qu’il porte sur ce livre « brave et généreux, tour à tour optimiste et mélancolique. »