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qui ne paraissent pas avoir été sans fondemens. Au lendemain du 18 brumaire, et alors que le gouvernement consulaire, aux prises avec des difficultés d’argent, était obligé d’accepter le concours de financiers un peu suspects, Haller chercha à se rapprocher de Bonaparte. La lettre suivante, que j’extrais d’un assez volumineux dossier[1] montrera tout à la fois la méfiance assez justifiée que lui témoignait Bonaparte et l’admiration que Haller, malgré l’irritation qu’il concevait de cette méfiance, ne pouvait s’empêcher de concevoir pour son ancien chef.

1er nivôse.

Véritablement, je suis forcé d’avoir une affaire d’honneur avec Bonaparte. Ses éternelles questions sur mon compte commencent à m’ennuyer furieusement. Affecter sans cesse de me connaître à peine, après deux ans d’intimité, est une chose très révoltante. Comme je suis bien loin de lui demander de l’emploi, cette espèce d’enquête est fort malhonnête. Qu’a-t-il à faire de l’opinion publique à mon sujet, lorsque je ne veux pas de sa faveur ? Ce sont des manières de prince qui me déplaisent fort, et je suis au moment de lui écrire pour le prier instamment de vouloir bien ne pas s’occuper de moi…

N’allez pas croire, d’après tout ce que vous venez de lire que j’aie changé d’opinion sur Bonaparte. C’est toujours à mes yeux la tête la plus forte en Europe. Son cœur est toujours excellent ; lui seul peut rendre le calme et le bonheur à la France ; sa pensée est toujours grande ; l’élévation caractérise son esprit, et je l’admire avec le même plaisir que lorsque je le voyais effacer chaque victoire par une plus grande victoire. Les demoiselles de Lausanne s’en trouvent bien. Je lésai fait danser pour son retour. Je vais les faire danser encore en l’honneur du Premier Consul. Je jouis de lui payer ainsi mon tribut d’admiration et sans qu’il s’en doute. Si je l’aimais comme je l’admire, j’en deviendrais fou,

Mme de Staël continuait cependant de préparer la publication de cet ouvrage sur lequel M. Necker comptait pour la « remettre en dignité » auprès du Premier Consul. Elle y travaillait à Saint-Ouen où elle croyait prudent de demeurer encore, mais d’où elle trouvait moyen de mander à son père des nouvelles intéressantes. « Je ne comprends pas, lui écrivait-il le 27 février, comment tu sais encore tant de détails dans ta retraite. Ils te tombent des toits, et quelque bonne fée, l’apercevant à ta petite

  1. Les Haller étaient une famille bernoise, en relation depuis longtemps avec M. Necker. Emmanuel Haller avait connu Mme de Staël dans son enfance. Ainsi s’explique la fréquence et le ton affectueux de ses lettres.