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28 janvier.

Je vois avec une peine infinie la continuation de ta tristesse, mais puisque tu n’as aucun tort réel à te reprocher, tu devrais bien t’efforcer de supporter des contrariétés qui ont toujours une fin beaucoup plus prochaine que l’imagination ne se le représente ; et lors même que tu aurais été forcée à revenir, je n’aurais pu croire à la durée d’une telle proscription, et en attendant, chacun t’aurait considérée comme une victime d’une décision arbitraire et non méritée. Je t’assure pourtant que mon langage philosophique ne tient pas, en moi, à l’impassibilité, car je me sens choqué. Mme Biderman avait écrit à son mari que Rœderer venait de lui dire que l’ordre pour te faire quitter la France était expédié et, le courrier suivant, elle écrit que le même donneur d’avis l’avait informée que cet ordre avait été révoqué…


(Sans date.)

De Buonaparte, nous en disons tous des merveilles et il y a de quoi. Il s’entoure bien[1]. De plus, en finance, Dufresne lui sera fort utile pour former des tableaux et tenir les caisses en règle…

Je reviens à te dire que j’aime mieux ne savoir aucune nouvelle que te voir exposée à une imprudence. C’en était une que les trois lignes au haut de la lettre du 5 et écrites après coup. Comment de tout ton or ne peux-tu pas faire un peu de plomb ? Essaye de cette alchimie…

Je saisis toutes les contrariétés de ta situation et je n’emploie pas de temps à t’exprimer en détail combien j’y suis sensible. Lebrun, à qui l’idée t’est venue que j’écrivisse, est un homme tremblant qui se tairait au premier mot et qui conserverait pour lui ton billet et ma lettre, avant de répondre, et, pour avoir voulu passer par le guichet, je perdrais le moyen de te servir. Ce moyen, c’est qu’à ton retour à Paris, j’écrivisse moi-même au général. Et d’ici là, ton ouvrage, qui te place hors des affaires, aura paru et combien d’autres événemens peuvent arriver qui éclairciront notre horizon[2]. Je ne te conseillerai même pas en ce moment de chercher à voir le général, car il faut se remettre un peu en dignité pour faire effet. Et que promettrais-tu ? Voudrais-tu promettre le silence ou la complaisance de M. Constant ? Consentirait-il à ce marché ? J’ai blâmé, à part moi, plus que je ne l’ai dit, le défaut de convenance de son spirituel discours ; mais, s’il était appelé à en faire un plus fort, mais plus conforme aux circonstances, je ne croirais pas qu’il dût le retenir, si un noble sentiment et non une rancune l’y portait. Que pourrais-tu donc dire ? Que pourrais-tu donc faire ? Prends le bénéfice du temps. Ton voyage ici, annoncé à l’avance, est une ressource politique pour toi. Tu as besoin de te rassurer et de juger de loin du cours des choses.

  1. Cette lettre, sans date, est évidemment de l’époque où, pour remettre de l’ordre dans les finances, Bonaparte s’entourait d’hommes particulièrement compétens (Cf. Vandal, t. II, 216). Dufresne de Saint-Léon était l’ancien commis principal de M. Necker quand celui-ci était au contrôle général.
  2. Cet ouvrage dont Mme de Staël préparait la publication est celui intitulé : De la littérature considérée dans ses rapports avec les Institutions sociales. Il en sera de nouveau question dans des lettres de l’année suivante.