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mais qui m’eût dit que tu eusses pu en éprouver aucun de la part du grand Consul lorsque toutes tes lettres n’ont été remplies que d’enthousiasme pour lui et lorsque je me rappelle l’ivresse avec laquelle tu écoutais les récits que faisait Haller des actions et des paroles remarquables de cet homme si singulier ? Tout tient de la fatalité dans ces temps-ci, même les plus petites choses. Au reste, je dois te dire que j’ai compris parfaitement tes mots ambigus et que tu n’as pas voulu rendre plus clairs par ménagement pour moi. On t’a rapporté, ou plutôt on a voulu te faire entendre que le Consul avait songé à te donner l’ordre de sortir de France. Je n’en crois rien, ou du moins le projet n’a pu être réel. Comment aurait-il eu une foi légère à une absurde calomnie ? Comment aurait-il, nonobstant sa puissance et son rang, si peu d’égards pour Mme de Staël, je n’ose dire pour ma fille, ne sachant ce que je suis auprès de ce monde nouveau ? Mais pourquoi, sans nécessité, sans justice, voudrait-il offenser des gens qui en valent bien d’autres ?

Quant à ta conduite, j’approuve très fort ta résolution de vivre dans la retraite, ou à la campagne, ou à Paris. Laisse là absolument toute espèce de conversation sur les affaires publiques. Je te l’ai dit cent fois : tu as de l’esprit assez pour être recherchée pour tes agrémens personnels, et quand tu le dirigerais sur les sujets les plus ingrats, tu serais encore incomparable. Je ne crois pas que tu doives accélérer ton retour ici, les chemins sont affreux, et l’époque du printemps que tu avais choisie, que tu avais annoncée, n’est pas éloignée. Je ne penserais pas ainsi si j’avais la moindre incertitude sur le maintien de l’autorité actuelle, car Buonaparte de moins au milieu de vous, tout serait en combustion, mais son habileté et le vœu public me garantissent qu’aucune cabale, même la plus diabolique, ne peut l’atteindre.

Et la lettre se terminait ainsi :

Si la musique que tu as demandée est copiée, on te l’enverra. Je voudrais bien que tu prisses goût à ce délassement. Adieu, ma chère Minette ; si la mélancolie te prend tout à fait, viens, je te prie, chercher au milieu des caresses de ton fils, de ta fille et de ton père le calme dont tu as besoin. Je crains véritablement que tu ne tombes malade, chère Minette.

M. Necker connaissait assurément trop bien sa fille pour se figurer que le délassement de la musique réussirait à la distraire de ses préoccupations et à lui rendre le calme. Quelques extraits de ses lettres, par ordre de date, montreront à quelles agitations Mme de Staël continuait à être en proie. On y verra, en même temps, de quelle sagesse étaient empreints les conseils qu’il lui donnait et l’admiration que, malgré leurs griefs, Mme de Staël et lui-même continuaient de professer pour Bonaparte.