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dans les délices de mon cœur. » Ainsi, l’ami est presque oublié. Augustin a beau détester la vie parce que son ami n’est plus là, il confesse naïvement, qu’il n’aurait pas voulu la perdre pour la rendre au mort. Il soupçonne que ce que l’on raconte d’Oreste et de Pylade se sacrifiant l’un pour l’autre n’est qu’une fable. Finalement, il en arrive à écrire : « Peut-être aussi craignais-je de mourir, de peur de faire mourir avec moi tout entier celui que j’avais tant aimé. » Dans ses Rétractations, lui-même a condamné cette phrase comme de pure rhétorique. Il n’en est pas moins vrai que le plus grand chagrin peut-être de toute sa vie, — ce chagrin si sincère et si douloureux, qui lui avait « déchiré et ensanglanté l’âme, » — s’acheva sur une belle phrase.

Il faut dire aussi que, dans une nature aussi fougueuse que la sienne, la douleur, comme l’amour, s’épuisait vite. Il brûlait la passion et les sentimens comme les idées. Lorsque le calme lui fut revenu, tout lui parut décoloré. Thagaste lui devint insupportable. Avec son tempérament impulsif, sa mobilité d’humeur, il conçut tout de suite un projet : revenir à Carthage, y ouvrir une école de rhéteur. Peut-être aussi la femme qu’il aimait et qu’il avait abandonnée le rappelait-elle avec instances. Peut-être lui parlait-elle enfin de ses espérances de maternité. Toujours prêt à partir, Augustin ne balança guère. Il est plus que probable qu’il ne consulta point Monique. Il fit part de ses intentions au seul Romanianus. Celui qui, pour toute espèce de raisons, aurait désiré le retenir à Thagaste, se récria d’abord. Mais le jeune homme objecta son avenir, ses ambitions de gloire : allait-il ensevelir tout cela dans un obscur municipe ?

Romanianus céda, et, généreux comme on ne l’est plus, il fit, cette fois encore, les frais du voyage.


V. — LE SILENCE DE DIEU

Augustin allait passer neuf ans à Carthage, — neuf ans qu’il gaspilla en obscures besognes, en disputes stériles ou funestes pour lui-même et les autres, enfin dans un complet oubli de sa véritable vocation. « Et pendant ce temps, tu te taisais, mon Dieu ! » s’écriait-il déjà, en se remémorant ses premiers écarts de jeunesse. Maintenant, le silence de Dieu s’appesantit. Et