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propriétaire de Thagaste était aussi plein de bon sens. Il avait gardé au moins cela de l’héritage paternel. Petit bourgeois sévèrement élevé selon l’austère et frugale discipline de la province, il se ressentait de son éducation : la bohème, où se complaisaient ses amis, ne pouvait le séduire et le retenir indéfiniment. En outre, les fonctions auxquelles il aspirait, celles d’avocat ou de professeur, l’obligeaient par avance à un certain décorum dans sa tenue. Lui-même nous en avertit : au milieu de ses pires débordemens, il tenait à passer pour un homme comme il faut, elegans et urbanus. Urbanité de parole et de manières, élégance discrète et de bon ton, tel était l’idéal de ce futur professeur de rhétorique.

Le souci de son avenir, joint à ses désillusions rapides, assagit bientôt l’étudiant ; il ne fit que jeter sa gourme, après quoi il se rangea. L’amour se tournait, pour lui, en habitude voluptueuse. Sa tête restait libre pour l’étude et la méditation. L’apprenti rhéteur avait le culte de son métier. Jusqu’à son dernier souffle, et quoi qu’il ait fait pour s’en déprendre, il continua, comme tous ses contemporains, à aimer la rhétorique. Il a manié les mots, en ouvrier du verbe qui en sait tout le prix et qui en connaît toutes les ressources. Même après sa conversion, s’il condamne la littérature profane comme une empoisonneuse des âmes, il absout la beauté de la langue : « Je n’accuse pas les mots, dit-il : les mots sont des vases choisis et précieux. J’accuse le vin d’erreur que des docteurs ivres nous versaient dans ces belles coupes. » A l’école, il déclamait avec délices. On l’applaudissait, le maître le citait en exemple à ses émules. Ces triomphes scolaires lui en présageaient d’autres, plus illustres et plus retentissans. Ainsi la vanité littéraire et l’ambition combattaient, dans son cœur, l’illusion de l’amour, toujours vivace. Et puis enfin, il fallait vivre : les subsides de Monique étaient forcément parcimonieux, la générosité de Romanianus n’était point inépuisable. Il s’ingéniait à grossir sa petite bourse d’écolier. Il écrivait des vers pour les concours poétiques. Peut-être même donnait-il déjà des leçons à des condisciples moins avancés.

Si le besoin d’aimer tourmentait son cœur sentimental, il essayait de l’apaiser dans l’amitié. Il aimait l’amitié comme l’amour. Il fut un ami passionné et fidèle jusqu’à la mort. Dès cette époque, il a noué des amitiés qui ne se délieront plus. Il