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ou des déportés de Fructidor. La nouvelle du 18 brumaire avait valu, à Mme de Staël, de ses amis, dispersés un peu dans toute l’Europe, des lettres de félicitations. L’un d’eux, qui ne signait pas, lui écrivait d’Eisenach le 19 novembre :

Combien vous avez dû être heureuse d’arriver pour le triomphe de vos deux héros, Bonaparte et Sieyès, et la vérité est qu’ils pourront devenir les bienfaiteurs du monde s’ils parviennent à donner la paix au dedans et au dehors. Je ne crois pas qu’il y ait un seul Allemand qui ne fasse pas des vœux pour leur double succès, et personne, je vous assure, n’est plus Allemand que moi. Je n’ai pas à me reprocher d’avoir jamais eu un autre sentiment et un autre désir, et j’ai presque autant que vous le droit de parler de mes pressentimens.

Alexandre de Lameth, le plus jeune des trois frères qui avaient joué tous trois un rôle considérable durant les premières années de la Révolution, et qui avaient dû s’expatrier les uns après les autres, lui écrivait également de Hambourg, le 4 novembre, une longue lettre dont Vandal a cité quelques lignes, mais que je crois intéressant de rétablir presque en son entier, car elle est un témoignage curieux de l’état d’esprit de ces constitutionnels qui s’étaient vus forcés d’émigrer à leur tour, pour échapper aux Jacobins, et des sentimens que continuaient de leur porter ceux qui avaient quitté la France avant eux :

J’ai reçu votre aimable lettre qui m’a fait un vrai plaisir. Vous n’oubliez pas vos amis et joignez cela d’extraordinaire à tous les avantages de ce genre que vous réunissez. J’attendais pour vous répondre de vous savoir à Paris, mais les papiers publics nous annoncent que vous y êtes arrivée le jour du triomphe de Buonaparte que nous croyons être aussi celui de la liberté. Si le rétablissement d’un gouvernement légal est son ouvrage, il aura mérité, plus encore que Fabius, qu’on mette au bas de sa statue : Tu Maximus, ille es qui nobis… restituis rem. Je devrais, vis-à-vis de toute autre femme, demander grâce pour cette citation latine malgré l’à-propos, mais vous qui savez presque toutes les langues et qui voulez encore apprendre l’allemand, vous me la pardonnerez sûrement.

Vous ne pouvez vous faire une idée de la situation où se sont trouvés ici les amis de la liberté. La mienne particulièrement, pour avoir été du petit nombre de ceux qui ont conservé les couleurs nationales, n’a pas été sans danger et une défaite de plus aurait probablement fait faire à mes amis, je crois, un voyage en Sibérie[1] dont messieurs les émigrés se réjouissaient déjà. Nous sommes ici dans l’attente des grands changemens qui vont avoir lieu en France, et ne doutant pas qu’on ne ramène la République à des principes

  1. Hambourg était alors au pouvoir des Russes.