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pour un consul qui soutiendra seul par sa puissance militaire la constitution annoncée, car je ne crois pas encore à la sécurité qui sera donnée par cette constitution seule, et ce, nonobstant le jury constitutionnaire[1].

Cependant si Buonaparte venait à manquer au milieu du nouveau gouvernement, ce serait peut-être l’époque d’un bouleversement, et il serait terrible, en supposant que les Jacobins y jouassent le principal rôle. On donnera sans doute beaucoup aux propriétaires en droits et en force armée, mais le besoin de conscrits rendra tout cela difficile. Et puis l’œuvre sera compliquée, ou je me trompe fort. Enfin je raisonne sur tout cela comme un aveugle des couleurs et prêt à changer d’opinion sur de nouveaux aperçus.

P.-S. — Dans ce pays on est content et surtout de la hausse du tiers consolidé.

Quelquefois les lettres de M. Necker ne sont pas datées ; la suivante se rapporte manifestement au moment où l’on ne connaissait que par bribes les dispositions principales du projet de Sieyès, et où la discussion soulevée par les articles de ce projet donnaient lieu à de vifs débats entre lui et Bonaparte.

Ce qui nous revient du projet de constitution me paraît plein d’erreurs : un chef de cette espèce ne peut être seulement proposé. Un Président à la Washington rééligible vaut mieux, mais c’est la personne de Buonaparte qui fait choisir cette forme, car, en voyant comme il serait difficile de le remplacer, et comment sa mort remettrait tout en trouble, on devrait préférer trois Consuls dont deux ne pourraient jamais faire arrêter ou mettre en interdit le troisième sans l’autorisation du Corps législatif, et dont l’un des trois ou un subdélégué des trois présiderait un Sénat auquel se rapporterait la paix, la guerre comme en Amérique, et l’initiative des finances, et puis laisser là le jury constitutionnaire.

Au reste, si la constitution repose toute sur un seul homme, tous les genres de risque peuvent recommencer par sa mort. Brûle ma lettre et prends garde à tes papiers plus que jamais, même à tes paroles, avec le nouvel hôte[2] que tu as sur ta tête.

Si M. Necker était quelque peu incrédule aux bienfaits de la Constitution, et s’il discernait du premier coup d’œil combien elle était fragile, en revanche, il applaudissait sans réserve aux actes des Consuls provisoires qui, le 22 brumaire, faisaient

  1. Dans le projet de constitution rédigée par Sieyès, le nom de Jury constitutionnaire avait été donné à l’Assemblée qui devait finir par s’appeler le Sénat conservateur. Sieyès avait doté ce jury de pouvoirs considérables qui ne furent point attribués au Sénat dans la constitution définitive.
  2. Par cet hôte dont il se méfiait, M. Necker entendait sans doute désigner Bonaparte lui-même. Mme de Staël demeurait alors 103, rue de Grenelle. Quelques-unes des lettres que lui adressait son père portent cette suscription : « Au citoyen Euginet, » qui était l’intendant de Mme de Staël.