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place dont il s’est chargé. Ces deux Conseils qui vont faire quelque séjour en campagne dans la même maison ne dîneront pas ensemble de bon cœur. Enfin tout cet événement est un sujet d’attente et de réflexion. Il n’est encore venu aucune lettre particulière que je sache.

M. Necker ne s’avançait guère, comme on voit ; cependant la courte phrase qu’il glisse sur Bonaparte et son style dénote chez lui une vue de l’avenir plus clairvoyante que chez Mme de Staël, à en juger du moins par cette seconde lettre.

25 brumaire.

J’ai reçu, ma chère Minette, ta lettre bien attendue du 20. Tu me peins avec des couleurs animées la joie de Paris et la part que tu prends à la gloire et au pouvoir de ton héros. Je souhaite et j’espère que votre contentement à tous se soutiendra, et je crois comme toi que Sieyès, n’ayant plus son génie contrarié, donnera une constitution sans défaut et peut-être parfaite, ainsi que tu dis à l’avance. Ensuite, j’espère, ma chère Minette, que tu n’auras plus d’inquiétude au milieu de Paris, et cette idée me fait grand bien.

M. Necker donne ensuite à sa fille quelques instructions pour son notaire et lui demande si le moment ne serait pas propice ; pour vendre « les inscriptions de tiers consolidé qui sont beaucoup montées, » et la lettre se termine ainsi :

Mais laissons là ces intérêts de finance personnelle pour être en entier à la chose publique et pour en jouir. Ma chère Minette, je ne te voudrais que des plaisirs. Je t’aime de ce degré de plus qu’on aime quand on traverse un bout de mer sur un esquif. Adieu, adieu.

Les nouvelles arrivaient peu à peu cependant. Le projet de constitution qu’avait élaboré Sieyès commençait à être connu, et ce projet inspirait à M. Necker les judicieuses observations suivantes :

28 brumaire.

J’ai reçu ton billet du 22 et ta relation des premières journées. Voilà donc un changement de scène absolu. Il y aura un simulacre de République, et l’autorité sera toute dans la main du général. Ses acolytes ne pourront lutter contre lui, quoique le moment d’une usurpation complète est peut-être perdu, car, dans peu, l’on oubliera la délivrance des inquiétudes qui fait la joie actuelle et comme toutes les lois demandées auront passé sous l’autorité mixte actuelle, il n’y aurait plus d’assistance suffisante pour prendre tout à soi. On aura toutefois beaucoup d’égards