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Le lendemain il lui écrivait encore :

Ce 18 novembre.

Je t’ai vue partir hier, ma chère Minette, avec une vive et profonde émotion et je suis au même degré de sentiment. M. (nom illisible), dont j’attends le retour ce soir, est, dans ce moment, l’homme intéressant pour moi. Je te vois au delà des grandes montagnes et commençant demain à rouler dans la plaine ; c’est une autre perspective et toujours toi. Ta cousine et Pictet passèrent la soirée avec moi ; mais, à part ce moment, j’ai bien vu que là où tu n’es pas, la vie manque. Ils ont absolument voulu faire un piquet avec moi qu’ils ne savent ni l’un ni l’autre, et j’y ai consenti par complaisance, mais cette table longue où je t’ai vue si souvent devant moi me serrait le cœur ; et je te grondais de ce que tu les avais peut-être engagés à rester. Tu as été beaucoup mieux remplacée aujourd’hui par mes pensées et ma mélancolie. Avec quelle impatience j’attends de savoir ton arrivée ! Un voyage de Suisse à Paris, qui paraît une chose simple en idée générale, est un événement de roman quand il touche à un objet chéri, si chéri.

Mme de Staël roulait lentement dans les plaines de France. Ce fut précisément le soir même du 18 brumaire qu’elle entra dans Paris. Changeant de chevaux à Charenton, la dernière poste, elle apprit que ce même Barras, dans lequel elle mettait si peu de jours auparavant sa confiance, venait, quelques heures auparavant, d’être conduit par une escorte de dragons, jusqu’à sa terre toute voisine de Grosbois, où, moitié dupe, moitié complice, il allait se terrer quelques mois. C’est une perte irréparable que celle des lettres qu’elle dut écrire à son père durant les premiers temps qui suivirent le 18 brumaire. Mais du moins, dans les lettres de M. Necker, nous allons trouver l’écho de ses sentimens. La première de ces lettres est en date du 23 brumaire, c’est-à-dire cinq jours après l’événement. M. Necker n’a encore que des nouvelles confuses.

23 brumaire.

Les papiers reçus hier sont des 17 et 18, mais ils ne disent rien de la grande nouvelle. Nous avons tout su dès hier par une grande pancarte affichée à Genève, un courrier extraordinaire ayant été expédié partout. La résolution des Anciens dont nous ne connaissons pas bien le motif me semble, en effet, conforme à la constitution. Je ne me souviens pas qu’il (le Conseil des Anciens) eût le droit de nommer un commandant et je ne le pense pas[1]. Le style de Buonaparte annonce qu’il se sent plus haut que la

  1. Le décret des Anciens, en ordonnant la translation des deux Conseils à Saint-Cloud, avait nommé Bonaparte « commandant des forces réunies dans Paris et dans le rayon constitutionnel. »