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I

Ibo s’offre comme le seul lieu de transit des provinces du Nord et celui où doit aboutir le trafic des spacieux territoires du Nyassa. Or dans une rade immense, c’est un minuscule port de pêche où se balancent quelques jolis boutres arabes. Les navires mouillent à plus d’une heure de la côte où l’on voit se disséminer trois ou quatre petits cubes de maçonnerie semblables à des tombeaux coloriés. Est-ce là une ville ? se demande avec compassion celui qui en a entendu depuis longtemps parler comme d’une des principales cités du Mozambique, à mesure que la chaloupe approche, par un tortueux chenal, du littoral bourbeux où somnolent quelques pêcheurs déguenillés.

C’est la bourgade portugaise primitive, mi-arabe, mi-européanisée, constituée de l’alignement d’une centaine de maisons à vérandas dont la façade s’aère sur de lourds piliers carrés. Très peu de boutiques. Une abondante verdure où, par sa translucidité, brille celle du bananier aux belles feuilles limpides : des ombrages multipliés avec bonne grâce dans les rues rectilignes et assez amples. Cette fraîcheur éveille déjà une impression de gaîté qu’accentue la coloration des maisons peintes en vert, saumon, brun. Quelque gros Banian, le bonnet de perles scintillant au soleil, caracole dans le sable sur un poney arabe à large queue. Des Cafrines s’arrêtent sur leurs hanches roulantes, vous fixent de leur visage comme passé à la chaux, crépi d’une mixture propre à calmer les névralgies : c’est sépulcral et burlesque. Le long de maisonnettes de bois et d’argile rouge où l’on voit les olivâtres traitans, qu’éventent leurs enfans noirs, faire la sieste en des fauteuils de toile, la population africaine apparaît aimable et moqueuse, joviale, indolente, heureuse ; rien ne contraste davantage avec celle de la colonie allemande toute voisine, Dar es Salam, où pas un nègre ne rit, où les habitans assis sur le seuil des cases dans le quartier indigène y semblent emprisonnés, où les condamnés chargés de la voirie sont menés à leur corvée par les rues chaînes aux pieds. Ici l’on se sent aussitôt en pays latin. Et quand tout à l’heure nous verrons manœuvrer les tirailleurs de l’armée coloniale, recrutés parmi les criminels, — mais que l’on se rassure ! tous leurs crimes furent passionnels ou superstitieux, — c’est en souriant que les