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s’en défiât. Elle a pu le faire accuser d’un peu de dilettantisme ; et du dilettantisme au scepticisme moral, la distance, comme on sait, n’est pas grande.

Et cela eût été d’autant plus fâcheux qu’il aurait ainsi donné le change sur sa vraie pensée. A défaut d’une foi religieuse positive, il s’était fait à la longue une sorte de credo stoïcien qui, pensait-il, non peut-être sans quelque illusion, était susceptible d’en tenir lieu.


La vie, — écrivait-il, — n’a de valeur vraie, comme tant d’autres belles choses, qu’à l’expresse condition qu’on ne l’aime pas trop, et qu’on soit à chaque heure prêt à la quitter. Ceux qui ont conservé la foi n’y ont pas grand’peine, puisqu’elle les rassure sur toutes choses et leur ouvre derrière ce monde des horizons plus radieux. Aux autres, il reste le courage, qui fut l’arme et la cuirasse des stoïciens de tous les temps : c’est encore, à défaut de la foi qui n’est pas à la portée de tous, ce qu’on a trouvé de plus efficace.


Resterait à savoir si ce discret stoïcisme est bien « à la portée de tous, » et s’il n’est pas, lui aussi, lui surtout, une croyance bien aristocratique. Mais, en tout cas, ce n’est point là la profession de foi d’un dilettante et d’un sceptique.

C’est sur cette virile parole que je voudrais prendre congé de ce pénétrant et curieux esprit, de cet écrivain fécond et divers, de ce moraliste ingénieux, de cette âme subtile et tendre. Il est mort sans avoir dit son dernier mot, et sans avoir donné peut-être toute sa mesure. Il manquera longtemps à ceux qui l’ont connu : sa simplicité, son obligeance, sa bonté lui avaient valu des amitiés fidèles et dévouées, et sa fin soudaine, presque tragique, a fait surgir de partout de touchans témoignages d’affection douloureuse et vibrante : il en eût été très heureux, lui qui avait à un si haut degré le culte délicat de l’amitié ! La Suisse tout entière était justement fière de lui, de son talent, de ses succès, de la place qu’il tenait dans la littérature contemporaine. Et cette place était considérable : on l’a bien vu par le vide qu’il a laissé, en nous quittant. Romancier et essayiste, il aura, par des moyens qui lui appartenaient bien en propre, autour des hautes questions de morale individuelle et sociale, entretenu parmi nous la grande inquiétude. Je vois en lui quelque chose comme un Bourget moins Latin, plus ondoyant et plus indécis, un Bourget moins « géomètre » et moins artiste.


VICTOR GIRAUD.