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ont mieux compris et senti le prix de la certitude, n’ont plus douloureusement éprouvé la nostalgie de la paix intellectuelle, n’ont plus sincèrement envié, ni plus passionnément désiré la joie de penser en commun. Au total, c’était un inquiet, une âme complexe et divisée contre elle-même : représentant trop fidèle, et symbole d’autant plus expressif d’une génération qui a été très troublée elle-même, très partagée, et dont tous les fils n’ont pas su trouver l’apaisement de leur inquiétude.

Cet apaisement, Rod aurait-il fini par le trouver, s’il n’avait pas été enlevé sitôt par la mort ? Nous n’en pouvons rien savoir : il y a trop d’imprévu, trop d’inconnu aussi, dans l’histoire des âmes. A raisonner d’après les vraisemblances psychologiques, j’en doute pourtant un peu pour ma part. Au delà d’un certain âge on ne change plus guère ; on prend son parti des contradictions de sa propre nature, on s’en accommode, et, si l’on en souffre encore un peu, cette souffrance même ne va pas sans douceur. C’est une jouissance après tout que de ne pas se sentir une âme étroite et mutilée, et de pouvoir se dire qu’on a l’esprit assez accueillant, assez hospitalier pour contenir une grande diversité de points de vue et de doctrines. Et je sais que, par ce biais-là, il est facile de glisser au dilettantisme. Mais s’il est vrai que l’ascétisme soit une condition de la plus haute vie intellectuelle comme de la plus haute vie morale, le dilettantisme, un certain dilettantisme tout au moins, ne guette-t-il pas, tôt ou tard, tous ceux qui se refusent à l’ascétisme ? Pareille aventure, on le sait, est arrivée à Renan ; et Rod, qui a tant aimé Renan, n’a-t-il pas, à cet égard, subi son influence ? Il se connaissait d’ailleurs assez bien lui-même, et il se définissait volontiers un anarchiste conservateur. Le mot est joli, et il exprime à merveille la double tendance de la pensée de Rod. Mais d’avoir une conscience aussi nette de ses contradictions intérieures, de pouvoir les formuler avec une aussi juste précision, cela n’implique-t-il pas un certain degré de satisfaction, et même d’ironie, où un janséniste verrait assurément percer un peu d’orgueil, et un simple moraliste, une légère pointe de dilettantisme ? Volontiers un peu « anarchiste » dans ses romans passionnels, assez résolument « conservateur » dans ses romans sociaux, l’auteur du Sens de la vie possédait une faculté de dédoublement qui aurait pu devenir aisément dangereuse. S’il avait vécu plus longtemps, il eût été à souhaiter qu’il