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pareil sujet, il avait apporté toute la sincérité morale, toute la décision de pensée, tout l’effort d’art dont il était capable, il aurait pu faire un de ces livres qui suffisent à la gloire d’un homme, et qui le classent définitivement grand écrivain.

C’est à ce moment-là que la mort, brutalement, nous l’a pris. Il travaillait alors, pour la Revue, avec son entrain habituel, à un roman dont il voulait bien dire qu’il me devait l’idée, et qu’il eût intitulé la Vie. Il est probable qu’il y eût repris quelques-unes des questions qu’il avait agitées déjà, — plus que résolues, — dans le Sens de la vie. Il voulait y raconter, avec le plus de simplicité possible, sans rien inventer, sans rien arranger, sans essayer de combler les lacunes de ses souvenirs ou de ses ignorances, une histoire dont il avait été le témoin et le confident : l’histoire nullement romanesque d’un homme qu’il appelait Emile Cerliat.


Cet homme, — écrivait-il dans un « Prélude » qu’il a laissé, et où il indiquait son dessein, — cet homme dont le souvenir me préoccupait tout à coup, avait-il été un ami ? Plutôt un camarade. Il m’avait parlé de lui même avec plus d’abandon qu’on n’en a d’habitude. Je ne serai pas indiscret en le mettant en scène, car il suffirait de changer son nom pour que personne ne le reconnût : les événemens de sa vie ressemblaient à ceux de toutes les existences. Si je parvenais à les raconter, mon livre ne serait pas le roman de celui que j’appelle Emile Cerliat ; il serait le roman de la vie commune, de la vie de tous, de la vie enfin...


Qu’est-ce qu’aurait été exactement ce roman de la vie ? Quelles en eussent été la philosophie et les conclusions ? La mort ne nous a pas permis de le savoir : elle a emporté l’écrivain en plein travail et en plein talent ; il n’avait pas cinquante-trois ans.

Mais il n’a point disparu tout entier, puisqu’il nous a laissé une œuvre considérable, — cinquante volumes, — une œuvre extrêmement variée, et qui l’avait placé haut dans l’estime des connaisseurs. Il n’eût tenu qu’à lui, s’il l’avait voulu, d’entrer à l’Académie ; mais il lui eût fallu paraître renier sa patrie d’origine, et, quelque tenté qu’il eût été parfois, — car il l’a été, et son mérite en est d’autant plus grand, — de céder à d’amicales, à de pressantes suggestions, il n’avait pu se résoudre à une démarche qui lui semblait à lui-même moralement discutable. Il avait raison : de tels scrupules honorent plus un écrivain qu’un beau livre.