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l’on n’oublie pas non plus le père Théodore Boudry, le sinistre héros de l’Incendie, ni Bertigny, le héros douloureux de l’Eau courante. Et par-dessus tous les autres peut-être, on garde le souvenir de « Mademoiselle Annette, » cette délicieuse créature de dévouement, d’abnégation et de tendresse, qui, de ses rêves détruits, de sa destinée manquée, a su faire du bonheur pour les autres. Edouard Rod, qui a tracé, dans toute son œuvre, de bien touchantes figures de femmes, n’en a pas tracé de plus touchante, de plus vraie, de plus vivante. Et ses compatriotes doivent être heureux de lui en avoir fourni, sinon le modèle, tout au moins l’idée et l’inspiration.


V

Rod allait ainsi, très actif sous ses apparences de nonchalance, produisant beaucoup, en livres et en articles, épiant avec curiosité, avec sympathie, avec inquiétude, et les accueillant dans son œuvre, les divers mouvemens de sensibilité et de pensée qui se faisaient jour autour de lui. Il était à peine « au milieu du chemin. » De longues années de fécond labeur semblaient lui être promises. Il allait peut-être essayer sérieusement du théâtre[1]. Bien qu’il eût donné plus d’un beau livre, il ne semblait pourtant pas qu’il eût encore écrit un de ces ouvrages où un écrivain s’exprime à fond et tout entier. Il croyait, très sincèrement, qu’il ne dépasserait, « ni comme art, ni comme étoffe, » l’Ombre s’étend sur la montagne ; mais il était trop modeste, et il se trompait sans doute sur lui-même. Car il nous donnait l’idée d’un chef-d’œuvre que lui seul peut-être, en son temps, pouvait accomplir. Nous rêvions qu’il trouvât un sujet qui lui permit d’évoquer et de décrire des paysages, des mœurs et des âmes suisses, d’étudier, en même temps peut-être qu’une crise passionnelle, quelques-unes des plus vivantes « idées morales du temps présent, » et, en un mot, de traiter, ce qui semblait bien sa vocation propre, un drame de conscience. Si à un

  1. Il se proposait de tirer un drame de son roman le Glaive et le Bandeau. Il avait déjà tiré une pièce, qui fut un franc insuccès, de Michel Teissier, et une autre, qui n’a été représentée qu’à Lausanne, de l’Eau courante. Enfin, en 1906, le Théâtre de l’Œuvre a représenté le Réformateur, qui, de l’aveu même d’Edouard Rod, est à peine une pièce de théâtre, mais simplement « de l’histoire conjecturale. » Je n’ai pas cru devoir étudier ces essais dramatiques, qui me paraissent ne rien ajouter à son œuvre, ni à son talent.