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pauvres et chargés d’enfans, paysans durs à la peine, faciles à tromper, au parler lent, à l’âme obscure, régens, notaires, hôteliers, avocats, artisans malchanceux, ménagères prudentes et économes, tout ce monde-là vit dans l’œuvre de Rod avec un singulier relief, chacun avec son accent particulier et sa physionomie spéciale. Chacun de ces modestes héros nous reste dans l’esprit, comme des personnages qu’on a coudoyés dans la vie réelle. « Après avoir lu Là-haut pendant six heures, — écrit M. Faguet, — je crois très fermement avoir vécu à Vallanches quatre ou cinq ans. » C’est cela même. Il y a, en particulier, dans ce roman, parmi bien d’autres types originaux et curieux, un certain M. de Rarogne, créateur d’hôtels, exploiteur de paysages, aidant les gens à se ruiner pour profiter de leurs dépouilles, qui est une des créations les plus saisissantes du vigoureux écrivain : « Bien que ses ancêtres eussent détroussé des voyageurs,... celui-ci était un montagnard comme les autres, trapu comme eux, construit, râblé, musclé à leur manière, avec un col de taureau, court et puissant, des épaules massives, de larges mains velues, aux doigts courts ; mais s’il n’avait ni les membres plus fins, ni les allures plus dégagées, ses petits yeux despotes annonçaient plus de ruse, ses mâchoires de carnassier semblaient de force à broyer des pierres entre leurs dents de loup. Sa robuste personne, envahissante et satisfaite, s’imposait avec une bonhomie inquiétante d’arme au fourreau : il en jouait, d’ailleurs, de cette bonhomie, comme il jouait aussi de son prestige, habile à faire miroiter son auréole de succès, de renommée, d’argent[1]. » Ecoutez-le parler, ce descendant des vieux barons batailleurs et pillards :


Ceux qui ont raison, ce sont ceux qui s’emparent des armes nouvelles pour redorer leurs vieux blasons, ceux dont vous pouvez lire les noms illustres à la quatrième page des journaux, parmi les annonces, ceux qui ouvrent des hôtels, qui vendent du vin, qui travaillent et produisent. Voyez moi ! L’écusson des Rarogne était tombé dans la poussière : je l’ai refait à ma manière : c’est mon enseigne ! Ils portaient, — à ce que m’a expliqué mon savant, — d’or à l’aigle de sable, allumée, lampassée et armée de gueules. Moi, je porte simplement : Grand Hôtel de Lestral. C’est aussi de sable et d’or, puisque les lettres sont jaunes sur fond noir[2] !


Celui-là, quand on l’a vu et entendu, on ne l’oublie plus. Et

  1. Là-haut, p. 129.
  2. 'Ibid., p. 250.