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parmi des cailloux que sa chute entraînait, dans le gouffre ouvert sur Solnoir. La catastrophe ne dura pas un quart de minute : la montagne avait, d’un seul coup, dévoré sa proie et rentrait dans son silence tranquille et souriant[1].


Voilà, certes, une superbe page, admirable de mouvement, de puissance et d’ampleur. En cherchant bien, on pourrait y découvrir sans doute quelques menues défaillances de plume[2] ; mais on aurait tort d’appuyer trop lourdement sur ces insignifiantes faiblesses. Car l’on n’a jamais rendu, en termes plus justes, plus directs, plus saisissans, cette sorte d’ivresse toute spéciale, ivresse morale autant que physique, qui s’empare des alpinistes de vocation, et qui les pousse, presque toujours, à « vivre dangereusement » pour la conquérir. On n’a jamais plus fortement, ni plus sobrement exprimé l’horreur soudaine de ces morts tragiques qui sont comme la sournoise revanche des grandes forces inviolées et implacables de la nature. Et enfin, l’on n’a jamais mieux traduit, par des images plus heureuses, plus suggestives, l’impression d’accablement et, tout à la fois, d’admiration éperdue que l’on éprouve en face de ces prodigieux entassemens de montagnes toutes différentes les unes des autres, de ces énormes monstres de pierre et de glace pacifiquement accroupis sur le coin de terre qu’ils écrasent, témoins muets et formidables de lointaines révolutions cosmiques, et, peut-être, de drames humains dont nous avons quelque peine à nous représenter les péripéties... On a appelé, — c’est M. Faguet[3], et la formule est d’une grande justesse, — on a appelé Là-haut une « épopée de la montagne : » il fallait un poète pour concevoir cette épopée, et un écrivain pour l’exécuter.

Et ce ne sont pas seulement les paysages, sourians ou sublimes ; ce sont les mœurs aussi, et ce sont les âmes. Pasteurs

  1. Là-haut, p. 286-288.
  2. Par exemple, — et je m’excuse de ces chicanes de rhéteur, — le mot de la fin est bien médiocre. On attendait, et il nous fallait, pour terminer cette belle page, au lieu d’une queue de phrase vague et arythmique, non pas une double épithète approximative (« dans son silence tranquille et souriant ») qui diluât et banalisât l’impression finale du lecteur, mais au contraire une forte, sonore et unique épithète qui reportât la pensée à la contemplation des lois inexorables de la nature : quelque chose comme ceci : « et rentrait dans son silence éternel. » Et il va sans dire qu’un grand artiste, un Chateaubriand ou un Loti, aurait trouvé beaucoup mieux.
  3. E. Faguet, Propos littéraires, 1re série, p. 78.