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il en a rendu dans la perfection le charme, la grandeur, et la poésie vertigineuse.


Maintenant, d’autres montagnes surgissaient : celles qu’avait jusqu’alors cachées la paroi même qu’ils gravissaient, et d’autres encore, qui semblaient monter à l’horizon. Prochaines ou lointaines, nettement profilées, en tons durs, aux premiers plans, ou estompées en lignes bleuâtres sur le bleu du ciel, elles les entouraient de tous les côtés, pareilles aux vagues figées d’une mer furieuse ; les unes, en troupeaux, descendaient en tranches énormes et bondissantes entre les vallées : les plus hautes, dédaigneusement isolées, semblaient se menacer à distance, par-dessus les moutonnemens de l’espace ; fines comme des découpures de cathédrales ou régulières comme des pyramides, elles s’accroupissaient en des poses de monstres au repos, s’estompaient avec des sveltesses de colonnades, se tordaient comme des troncs que travaille la sève, se tassaient comme des citadelles écroulées. Aux Alpes du Valais, s’ajoutaient les Alpes de l’Oberland, dont la ligne tourmentée fermait l’horizon ; plus près, par delà le Florent, les aiguilles des massifs du Trient et d’Orny surgissaient de leurs déserts de glace ; puis l’Aiguille-Verte allongeait son arête énorme et circulaire, aussi grandiose que l’entassement voisin du Mont-Blanc ; plus près encore, une autre arête, celle du Cheval-Blanc, allait rejoindre le sommet du Buet, morne, désolée, avec des coulées de roches noires parmi ses neiges. Et puis, partout, c’étaient encore d’autres montagnes, des montagnes toujours, les Alpes, toutes les Alpes, telles qu’un caprice de la nature les a faites de pierre et de glace pour écraser un morceau de la terre sous leur poids magnifique.

Volland contemplait ce spectacle toujours changeant et toujours le même, qu’il avait vu déroulé au pied de tant de cimes. Pour en varier l’aspect, il fit quelques pas sur l’arête, s’éloignant ainsi de ses compagnons. La victoire l’exaltait. La fièvre de la marche battait dans ses veines. Il ne sentait plus aucun vertige, aucune fatigue. Il plongeait ses regards dans le vide, il les emplissait d’espace, de lumière, d’air frissonnant, de lignes superbes, de couleurs merveilleuses. Il buvait la blancheur étincelante des glaciers, le vert des pentes et des vallées, le bleu du ciel. Il ne pensait plus : sa pensée aspirait l’espace. Son âme s’ouvrait pour accueillir, comme en reflets condensés, toute la beauté des choses : elle s’élargissait, comme si elle eût embrassé l’infini, elle se fondait, elle se dissipait, dégagée de ses liens, délivrée de ses attaches, n’étant plus qu’un atome imperceptible de cet ensemble qu’elle suffisait pourtant à réfléchir avec ses plus légers détails et dans toute son immensité. Il vécut un de ces instans dont la volupté une fois savourée dépose au fond de vous le germe d’un désir éternel ; un de ces instans où la conscience s’évanouit délicieusement dans les choses et se pâme sous la caresse du néant ; un de ces instans où l’on ne sent plus peser sur soi ni le poids fatigant de l’être, ni l’effrayante menace de la mort. Et comme il était là, debout au bord de l’arête, la roche friable céda tout à coup sous ses pieds. Il ne poussa pas un cri. Ses deux compagnons, dont les cheveux se dressèrent d’effroi, virent seulement son grand corps tomber en tournant sur lui-même le long de la paroi qu’ils surplombaient, filer sur la surface du glacier qu’ils venaient de traverser, disparaître.