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un peu de sa spontanéité première. Je voudrais être sûr que cela ne fût jamais arrivé à Rod. Au contraire, dans le roman de mœurs suisses, où ni les rivaux, ni les modèles ne pouvaient le gêner beaucoup, il n’avait qu’à se laisser porter en quelque sorte par son sujet ; disons mieux : il n’avait qu’à se ressouvenir.

Est-ce pour cela que je suis tenté de trouver, d’une manière générale, plus vivans, plus amis de la mémoire les romans suisses d’Edouard Rod que ses romans parisiens ou provinciaux ? Avez-vous remarqué ? Quand on lit ces derniers, on s’intéresse, certes, aux personnages ; mais on leur porte, comment dirai-je ? un intérêt plus moral, plus intérieur, plus abstrait qu’aux personnages d’un Maupassant ou d’un Daudet. Un Maupassant, un Daudet, eux, en quatre coups de crayon, campent devant vous, font mouvoir sous vos yeux des silhouettes inoubliables. Ce don de vie, que de moins grands romanciers qu’Edouard Rod ont eu en partage, il ne l’a qu’assez rarement : il s’entend mieux à imaginer, à représenter des états d’âme, qu’à évoquer, à faire surgir aux regards des êtres concrets. Ses héros, le livre une fois fermé, on ne les revoit plus avec les yeux du corps ; leur personne physique se dissout peu à peu dans une sorte de pénombre, et l’on finit par avoir quelque peine à reconstituer les principaux traits sous lesquels ils nous sont tout d’abord apparus. Pareillement, si intéressante ou émouvante même que nous ait semblé, en la lisant, leur histoire, elle ne se grave pas, comme nous le voudrions, dans notre souvenir. Au bout d’un certain temps, maints détails nous en échappent, et nous n’arrivons pas à restituer, dans sa teneur essentielle, la donnée même du roman. Je crois bien que l’une des raisons de ce phénomène est la suivante : les romans de Rod sont, pour la plupart, — ses Préfaces, au besoin, nous en fourniraient l’aveu, — la mise en œuvre, d’ailleurs ingénieuse, l’illustration, d’ailleurs très adroite, d’une idée abstraite. Ce qui lui vient tout d’abord à l’esprit, quand il songe à un nouveau livre, ce qu’il recherche peut-être, c’est, je ne voudrais pas dire une thèse, tout au moins un cas très général, une donnée assez neuve, mais toute théorique ; et c’est seulement quand il l’a trouvée, qu’il cherche des personnages, une affabulation, bref, des moyens de la réaliser, de l’exprimer sous une forme concrète et vivante. Le procédé est parfaitement légitime : encore faut-il, ce me semble.