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Edouard Rod a peu, très peu de sympathie pour Lourtier, et pour le groupe auquel il se rattache, les Romanèche, les Nicolas Frümsel ; ses sympathies sont partagées entre Valentin Délémont et Claude Brévent, entre l’individualiste ardent et le « catholique social. » Voyez, par exemple, comme il comprend bien et comme il exprime fortement ce que l’on pourrait appeler l’état d’esprit catholique. Il nous fait assister, dans la basilique de Saint-Pierre de Rome, à une imposante cérémonie religieuse :


Muet, les yeux illuminés, Désiré s’abandonnait à son émotion. Sa pensée échappait à l’habituelle tyrannie des volontés hostiles qui en contrariaient l’essor ; il s’élançait fraternellement vers ces inconnus dont le nombre augmentait sans cesse ; l’unité isolée qu’il souffrait d’être au milieu des siens se fondait dans un tout homogène dont chaque partie lui servait d’appui, et qui l’emportait comme une note noyée dans un flot d’harmonie ; l’ardeur de sa foi s’avivait comme une flamme dans le vent ; la part héroïque de son imagination s’exaltait à la victoire de la Basilique ouvrant ses portes à la foule et l’attirant des quatre coins du monde, comme un pôle dont le magnétisme s’exerce au loin, triomphe de l’espace[1]...


Et voici maintenant le farouche individualiste :


— Non, j’ai dans l’âme des flots d’amertume à submerger votre embarcation !... Et puis, ce sont des vents différens qui nous poussent, d’autres pôles qui nous attirent... Je veux toute ma liberté : vous m’offrez un joug ; toute la vérité : vous me tendez du mensonge ou de l’illusion... Rappelle-toi ce fils d’Agar, dont il est parlé quelque part dans la Genèse, ce pauvre diable d’Ismaël. Il en est dit qu’il dressera ses tentes dans le désert contre celles de ses frères, et qu’il lancera contre eux ses ânes sauvages, — ou quelque chose d’approchant !... Je suis de sa postérité : l’esprit de révolte nous tient lieu de bonheur, nous avons un courage qui vaut peut-être vos vertus, et nous sommes les vrais maîtres du monde, puisque c’est notre misère qui le meut...

Entre ces deux états d’esprit, Rod n’a jamais su, pu, ou voulu choisir.

Mais, d’autre part, comme il vivait dans la terreur a de semer le trouble dans des âmes de paix, » quand il venait d’écrire un livre dont la tendance pouvait paraître quelque peu « anarchiste, » il s’efforçait d’atténuer cette impression par une

  1. L’Indocile, p. 184-185. — On peut rapprocher cette page d’un article d’Edouard Rod (non recueilli en volume), Rêverie au Vatican (Figaro du 7 février 1906), où l’écrivain s’émerveille « en pleine liberté d’esprit, avec des yeux d’incroyant, » de la place que le Vatican occupe dans le monde, et de la force actuelle et croissante du catholicisme.