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exactement que possible, à travers mes personnages, ce que je pense des questions morales ou sociales auxquelles j’ai touché, et surtout de la question passionnelle. Ce souci m’a fait manquer Au milieu du chemin : je sentais bien que j’aurais dû pousser mon héros jusqu’à la conversion, et n’ai pu m’y résoudre par crainte de passer pour converti, ne l’étant pas. Vous me direz que cela n’est pas d’un artiste, lequel ne doit s’inquiéter que d’animer ses personnages et les regarder vivre ; et vous aurez raison. Mais je crois que j’ai toujours été plus homme qu’artiste[1]. » Ce n’est pas nous qui l’en blâmerons. De même, à quelqu’un qui lui suggérait l’idée, — elle lui était déjà venue spontanément plus d’une fois, — d’écrire le roman de la conversion du protestantisme au catholicisme, il répondait, — tout en avouant qu’un tel livre pouvait être un grand livre, et qu’il n’en était peut-être pas incapable, — qu’il ne saurait jamais se résoudre à l’entreprendre, ne voulant pas se donner l’air de prêcher une foi qui n’était pas la sienne. N’ayant que le goût du sentiment religieux sans être croyant, et n’ayant pour le catholicisme qu’une sympathie très vive, il ne se reconnaissait pas le droit d’imaginer un héros de roman avec lequel on aurait pu le confondre. Ces scrupules de haute probité intellectuelle et morale, — que Sainte-Beuve n’avait pas eus en écrivant Volupté, — font à mon gré le plus grand honneur à Rod. Il faut bien reconnaître, — et il s’en rendait parfaitement compte, — qu’ils lui ont nui littérairement. « Je sais très bien, déclarait-il, que pour arriver au grand succès, il faut des opinions nettes, dans un sens ou dans l’autre. » Et il se résignait à ne pas l’atteindre, et, sachant bien qu’il déconcertait le public par la perpétuelle incertitude de sa pensée, il aimait mieux ne pas satisfaire quelques-uns de ses lecteurs qu’être infidèle à lui-même.

Mais précisément parce qu’il évitait, avec une attention scrupuleuse, de se montrer, dans ses romans, un homme de parti, et même de doctrine, les peintures qu’il nous a laissées de certains aspects de la société d’aujourd’hui ont un accent de vérité qui les rendra extrêmement précieuses pour les historiens de l’avenir. Le conflit armé des « deux Frances » a eu dans Rod un témoin très perspicace, un peu inquiet, mais fort impartial. Un vainqueur, l’Indocile nous font assister à l’ascension du politicien

  1. Lettre inédite du 24 mai 1908.