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d’une préoccupation, peut-être momentanée, mais en tout cas assez différente de celle qui perce dans nombre d’œuvres du même écrivain. C’est qu’en effet le droit au bonheur, le droit à l’amour, le droit à la représentation intégrale de la passion, ce sont là des thèses qui peuvent, — dans une certaine mesure, — se soutenir quand on considère l’homme isolément et abstraitement. Mais il n’en va plus de même quand on envisage l’homme dans l’engrenage social, c’est-à-dire l’homme véritable. Car l’homme réel n’est pas un Robinson, et il n’est personne d’entre nous qui puisse se vanter d’être seul au monde. L’homme est un être social, engagé, dès sa naissance, qu’il le veuille ou non, dans cet organisme formidable et prodigieusement complexe qui s’appelle la société ; il ne vaut, — que dis-je ! il n’existe même que dans et par la société ; le moindre de ses actes peut avoir des répercussions infinies sur des vies étrangères. Il n’y a pas de morale individuelle : il n’y a qu’une morale sociale. — Rod était trop intelligent, trop hanté par les problèmes de vie intérieure pour ne pas s’en apercevoir à la longue. C’était du reste le moment où, sous différentes influences, la préoccupation sociale s’imposait d’une manière croissante à la conscience française, — quel est celui de nos écrivains contemporains qu’on ne puisse ici, aux environs de 1900, invoquer en témoignage, depuis Brunetière jusqu’à M. France, et depuis M. Faguet jusqu’à M. Jules Lemaître ? — Beaucoup pensaient que, s’il est vrai, comme on l’a soutenu, que la question sociale est une question morale, on peut tout aussi bien dire que la question morale est une question sociale. M. Barrès, Eugène-Melchior de Vogué, M. Bourget. écrivaient des « romans sociaux[1]. » Édouard Rod suivit le mouvement ; et sans renoncer entièrement à ses anciens thèmes d’inspiration, — Aloÿse Valérien, l’Ombre s’étend sur la montagne, le Glaive et le Bandeau sont postérieurs à Un vainqueur et à l’Indocile, — il a très opportunément renouvelé sa manière.

A-t-il d’ailleurs suivi cette veine jusqu’au bout ? En a-t-il tiré tout le parti possible ? Lui-même n’avait aucune illusion à cet égard. « Mon grand souci, dans un roman, — écrivait-il, — a toujours été de ne pas dépasser ma pensée, de ne pas me donner pour autre chose que ce que je suis, et d’exprimer aussi

  1. Voyez, dans la Revue du 15 août 1904, l’article de M. René Doumic sur la Renaissance du roman social.