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vivans, répandre dans le monde leurs germes de mort et « se propager en ondulations infinies de souffrances. » Cette philosophie, — qui fut celle aussi de George Eliot, — on la retrouve dans la plupart des romans passionnels de Rod ; elle corrige ce que l’inspiration en a quelquefois de trouble, et, peut-être même, d’un peu malsain. Et l’expression qu’il en a donnée à plus d’une reprise, — dans l’Inutile Effort, notamment, — fait honneur, tout ensemble, à sa loyauté d’écrivain et à sa haute sagacité de moraliste.

Et enfin, comme s’il ne pouvait se résoudre à condamner sans appel l’amour illégitime, Edouard Rod a fait un rêve, celui-là même, — M. Faguet l’a très finement observé, — que Jean-Jacques avait déjà fait dans la Nouvelle Héloïse : représenter quelques êtres si noblement exceptionnels, si affranchis des conditions habituelles et presque des instincts de l’humanité commune, que l’amoureux, la femme et le mari puissent vivre côte à côte presque sans inconvénient pour leur sensibilité et leur vertu respectives. Hélas ! eux aussi ont fait ce rêve téméraire ; eux aussi ont tenté cette gageure : et ils s’aperçoivent, — un peu trop tard, — qu’ils n’ont pu la tenir jusqu’au bout. Il n’y a désormais que la mort qui puisse dénouer logiquement cette situation fausse, rétablir l’équilibre de ces cœurs meurtris, de ces destinées brisées, et répandre sur toutes choses le pardon et l’oubli. En dépit de quelques gaucheries, de quelques naïvetés aussi, la fin de l’Ombre s’étend sur la montagne, — celui des romans de Rod où il a peut-être mis le plus de lui-même, où son effort d’art a été le plus grand, celui peut-être aussi que le grand public a le plus goûté, avec le Sens de la vie, — cette fin de roman est un beau poème symbolique de l’Amour et de la Mort.

Ce qu’Emile Augier appelait irrévérencieusement « la turlutaine du droit au bonheur » n’a donc pas eu en Edouard Rod un apologiste sans réserve. Quelle puérilité d’ailleurs que cette formule dont aujourd’hui tant de gens abusent ! Le droit au bonheur ! Comme si le seul droit que l’homme apporte en naissant n’était pas le droit à la souffrance ! Rod était trop profondément pessimiste pour n’en pas être convaincu d’avance. Si ses romans à lui aussi « inclinent l’âme vers l’amour, » et de plus d’une manière, ce n’est pas vers un amour serein, souriant, paisible et heureux. Quand les lois sociales ne viendraient pas briser l’élan