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illusions des poètes. Et, nous le verrons, c’est ce qu’Edouard Rod a lui-même plus d’une fois compris.

A l’ordinaire, d’ailleurs, ce qui atténue le danger des peintures qu’il nous a laissées de la passion triomphante, c’est qu’il ne nous en a pas dissimulé les douloureuses, les tragiques conséquences[1]. C’est une « course à la mort » que la vie amoureuse de ces pauvres êtres fragiles et tendres qui se laissent prendre aux trop séduisans mirages de l’amour partagé, mais coupable. La mort, comme pour les tristes héros du Dernier refuge, c’est parfois l’expiation même qu’ils acceptent, — que dis-je ! qu’ils s’infligent à eux-mêmes, en cédant à l’entraînement de leur chair et de leur cœur. Et pour plus d’un, la mort n’est même pas « le dernier refuge : » elle est un commencement ou un recommencement de nouvelles épreuves. La faute d’Aloÿse Valérien a entraîné la mort de son mari et de son amant : cette double mort, la douleur qui en est résultée pour elle, elle a pu croire que c’était son châtiment ; mais elle a une fille qui, à son tour, veut vivre sa vie d’amour comme sa mère jadis a vécu la sienne ; et à voir son ancien péché renaître et marcher vivant devant elle, la mère douloureuse comprend que l’expiation continue toujours. — Ils sont morts aussi, les deux amans tragiques du Glaive et du Bandeau, la mère de Lionel Lermantes, et le général de Pellice, ce dernier tué d’une balle involontaire par son propre fils. Et c’est celui-ci qui va expier pour eux, en même temps que pour lui-même, et qui va être la victime, l’émouvante victime, — l’une des victimes plutôt, — de l’un des plus sombres drames judiciaires qu’ait conçus l’imagination d’un romancier pessimiste... Non, la mort ne termine rien. Si elle est une fin pour nous, — une fin d’ailleurs apparente et provisoire, — elle n’en est pas une pour les autres, pour tous ceux qui ont été mêlés à notre vie, et qui nous survivent, et qui vont porter le poids si lourd de nos défaillances et de nos erreurs. Nos fautes ne sont jamais des actes isolés et sans lendemain. Elles vivent en dehors de nous, malgré nous, d’une vie indépendante et personnelle ; elles développent à travers le temps et l’espace la série infinie de leurs conséquences ; une fois accomplies, elles échappent à nos prises, et s’en vont, êtres

  1. « Il (l’auteur) n’entend certes pas donner leur faiblesse en exemple ; mais il ne croit pas non plus dépasser ses droits de romancier en la décrivant, sans en dissimuler les conséquences amures ou tragiques. » (Aloÿse Valérien, préface.)