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grossière, mais des délicats, de ceux dont tout véritable artiste doit surtout désirer le suffrage. Je sais, dans la littérature contemporaine, peu de pages plus poignantes, plus simplement et plus humainement tragiques que celles où le héros du Silence, Kermoysan, après un diner où il a appris la mort de la femme aimée, un soir de neige, court s’accouder sur un parapet de la Seine, puis va rêver désespérément en face de la demeure mortuaire, et, las d’errer dans les rues noires, vient échouer enfin dans un cabaret resté ouvert où, en face d’un flacon de liqueur, la tête dans les mains, il s’abandonne librement à sa douleur et à ses sanglots... Celui-là du moins, il semble qu’il ait acheté chèrement, par sa souffrance même, le droit d’aimer. Qui sait pourtant ? L’héroïsme n’aurait-il pas été plus grand encore, et plus méritoire, si le silence avait été complet, si l’amour avait su ne pas se déclarer, ne pas se faire accepter, et, même dans ce cas douloureux et infiniment rare, est-il bien sûr que la passion, si elle a eu sa noblesse que nous ne lui marchandons guère, n’ait pas, plus qu’on ne le veut bien dire, été la secrète, la subtile ouvrière d’indéniables ruines morales ? Car, en pareille matière, il est sans doute spécieux, mais il est trop facile de conclure comme le faisait Rod :


Qui dira quand l’amour défendu par les lois humaines l’est aussi par ces lois supérieures dont nous pressentons quelquefois la divine indulgence ? Qui dira quand la faute, par la souffrance, est expiée ou, peut-être même, changée jusque dans son essence ? Car, enfin, la puissance d’aimer au-dessus de tout, d’un cœur épanoui qui brise les chaînes des préjugés, d’une âme qui s’exalte au-dessus des entraves sociales, n’est-ce donc pas une vertu ? N’y a-t-il pas des héroïsmes supérieurs à la froide observance des règles, à la banale obéissance aux lois[1] ?


O romancier, ô poète, ô romantique invétéré, ô compatriote et disciple de Jean-Jacques, vous avez trop aimé l’amour, vous avez trop cru à la souveraineté, à la légitimité de la passion ! La passion, dans certains cas infiniment rares, peut-elle être « une vertu ? » Elle n’est assurément pas la vertu. Et « la faute, » certes, peut être « expiée » par la souffrance ; elle n’est point par elle « changée jusque dans son essence. » Ce n’est pas être nécessairement pharisien que d’admettre, que de maintenir ces vérités morales élémentaires contre les dangereuses

  1. Le Silence, p. 194.