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tenable, et c’est la propre femme de Teissier qui, de guerre lasse, finit par imposer le divorce à son mari. Celui-ci y consent enfin, brise sa carrière et épouse celle qu’il aime, au grand scandale de son parti et de presque toute l’opinion. Mais il a deux filles qui, après la mort de leur mère, viennent habiter sous son nouveau toit. L’ainée, douce, tendre et profonde créature, est aimée du fils d’un violent adversaire de son père, — car Michel Teissier, qui souffre de son inaction, s’est laissé reprendre par le démon de la politique, mais, cette fois, de la politique radicale, — et l’opposition des deux pères rendant le mariage impossible, elle meurt de douleur, victime elle aussi de cette passion paternelle qui n’a reculé devant aucun obstacle pour se satisfaire. — La leçon morale ici est évidente ; mais ce qui est assez curieux à observer dans les deux Vies de Michel Teissier, c’est l’évolution graduelle des sentimens d’Édouard Rod à l’égard de son héros. Évidemment, — voyez la Dédicace de la Vie privée, — il avait commencé surtout par le « plaindre ; » et même, il n’était pas bien sûr, contrairement à « son idée première, » de n’avoir pas été « entraîné par la partie romanesque de son sujet, » et de n’avoir pas simplement tracé « une peinture de la passion, dangereuse et perverse. » Et puis, à voir son personnage penser et sentir sous ses yeux, et vivre les deux vies successives qu’il lui a prêtées, ses sentimens se sont peu à peu modifiés ; le romancier a fait place à l’homme ; le fonds d’égoïsme presque féroce qu’il y avait dans cette passion coupable lui est peu à peu apparu, et, si objectif et impersonnel qu’il se soit efforcé d’être, il a laissé transparaître la sévérité de son jugement final. Presque tout Rod, ce me semble, est dans cette opposition entre l’indulgence apitoyée, et peut-être admirative, du début, et la ferme désapprobation de la fin.

Si la passion est, généralement, à base d’égoïsme, ne peut-elle quelquefois, chez certaines âmes nobles et élevées, être génératrice de dévouement et même d’héroïsme ? C’est sans doute pour répondre à cette question qu’après les deux Vies de Michel Teissier Édouard Rod a écrit le Silence. Le Silence est le roman de l’amour, sinon chaste, qui, en tout cas, se dompte, et qui se tait, et qui se renonce lui-même. Cette fois, l’auteur du Sens de la vie a fait une œuvre sobre, discrète, émouvante, qui est d’un poète plus encore que d’un romancier peut-être, et qui est allée au cœur non pas sans doute de la foule vulgaire et