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nature. Elle est là, toute seule, toute nue, sans beauté, dans sa douceur résignée et passive, comme si elle attendait patiemment l’effort humain pour prendre vie. Les villages eux-mêmes semblent s’absorber en elle ; leurs maisons de teinte grise se perdent dans l’ensemble, indistinctes, obscures, acceptant comme le reste cette teinte monotone d’un gris rose qu’interrompent seulement les lignes jaunâtres des étroits sentiers pierreux gravissant les pentes... Je n’ai jamais mieux compris le charme pénétrant de la phrase lamartinienne qu’en regardant fuir et se combiner les longues lignes de ces collines, toutes pareilles, d’une monotonie envahissante que rien n’arrête, et qui vous prend à la fin à la façon d’une musique de berceuse[1].


Voilà certes une fort belle page de poésie critique, et qu’on ne s’attendrait pas à trouver dans un ouvrage de cette nature. Elle suffirait à nous prouver que Rod était très capable de fort bien écrire, en dehors même de ses romans, et que, s’il ne l’a pas fait plus souvent, c’est sans doute qu’il ne l’a pas voulu, qu’il n’a pas voulu s’en donner le temps. Du moins si, dans son Essai sur Gœthe, dans son Affaire Jean-Jacques Rousseau, dans les innombrables articles qu’il a écrits, les pages de cette qualité sont, au total, assez rares, les idées générales abondent, les aperçus féconds, les rapprochemens ingénieux, les vues originales, paradoxales quelquefois, souvent justes, subtiles, pénétrantes. Veut-on savoir à quel signe on reconnaît un vrai critique ? A celui-ci surtout, ce me semble, que, quel que soit le sujet qu’il traite, on ne le lit jamais en vain. Ils sont assez rares, les critiques, même « professionnels, » qui répondent à ce signalement ; quand on a un peu pratiqué Edouard Rod essayiste, je ne crois pas qu’on puisse lui refuser ce mérite.

On peut être un très grand artiste et être fort peu cultivé, et même peu intelligent. Quand le développement de la faculté artistique ne se fait pas au détriment de la culture et de l’intelligence critique, il peut être fort intéressant de suivre dans l’œuvre abstraite les origines intellectuelles de l’œuvre d’imagination. Et c’est pourquoi les « pages de critique et de doctrine » écrites par les romanciers, les dramaturges ou les poètes sont, — indépendamment de leur valeur impersonnelle et objective, — si curieuses à étudier pour qui veut comprendre et pénétrer à fond les inventions de leur fantaisie créatrice. Cet intérêt-là, l’œuvre critique d’Edouard Rod nous l’offre à un très haut degré,

  1. Lamartine, p. 10-12.