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déclarant qu’un poète est moins utile à l’Etat qu’un joueur de quilles. Mais il n’en est heureusement pas ainsi. La littérature est chose vivante parce que, quelle qu’en soit la forme, elle est action rêvée, pensée, suggérée, et qu’elle est donc génératrice d’action à son tour. Il y a plus de vie véritable dans une page d’un écrivain digne de ce nom que dans des années entières de tant d’automates humains qui se bornent à faire le geste de vivre. Telle était l’intime conviction d’Edouard Rod. Et c’est pourquoi, plus encore que sur la valeur relative de leurs réussites d’art, il interrogeait les écrivains qu’il étudiait sur leur attitude de pensée et d’âme, sur l’ensemble de leurs dispositions foncières, sur les tendances morales qu’ils manifestaient. Et comme il avait une intelligence très souple, alerte et pénétrante, il nous a laissé une œuvre de critique moraliste fort abondante et variée, pleine de vues et d’aperçus de toute sorte, extrêmement suggestive par conséquent, et qui, à elle toute seule, suffirait à retenir l’attention des historiens d’aujourd’hui.

Et assurément, tout dans cette œuvre n’est pas d’égale valeur. Rod a écrit trois ou quatre volumes de vulgarisation sur lesquels, évidemment, il ne comptait pas pour y fonder sa gloire. Je n’aime pas beaucoup son Stendhal, auquel je reproche surtout de ne pas répondre à la seule, ou du moins à l’essentielle question que me parait soulever l’étude de Beyle, à savoir les raisons de l’extraordinaire et démesurée réputation de ce pauvre écrivain. Je suis assez mauvais juge de la valeur de son Dante. Mais je signale à ceux qui ignoreraient ce volume, en tête de ses Morceaux choisis des littératures étrangères, une fort importante et curieuse Étude sur le développement des littératures modernes. Et enfin, si son Lamartine est sans doute un peu rapide, il contient d’excellentes pages ; et je ne crois pas que l’on ait jamais mieux senti, ni mieux mis en lumière que Rod l’étroite et intime parenté qui existe entre le paysage maçonnais et le génie lamartinien :


Un paysage presque insignifiant, semble-t-il d’abord, dépourvu de couleur pittoresque, mais dont l’intimité vous gagne peu à peu sans qu’on sache comment. On regarde, on cherche un détail frappant, un trait caractéristique, on n’en trouve aucun. L’horizon est étroit, coupé par les lignes ondulées de petites collines arrondies, arides. Peu d’arbres ; à peine, çà et là, une brève lignée de peupliers. Pas d’eau ; rien de ce qui peut animer la