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d’être trop orfèvre, et de le lui reprocher trop durement ; mais j’ai peur qu’en littérature comme ailleurs, la parole évangélique qui nous interdit de servir deux maîtres n’ait aussi sa raison d’être.

Et pourtant, Edouard Rod, — en dehors même de ses Idées morales du temps présent, — a sa place marquée dans l’histoire de la critique contemporaine. S’il n’a pas créé un genre, ni inventé une méthode, — chose rare, et difficile, et qui exige peut-être la continuité exclusive et ininterrompue d’un unique et long effort, — il a rempli avec distinction un rôle singulièrement utile. D’abord, et en pleine conformité d’ailleurs avec le génie et les traditions de sa race, il a été un critique cosmopolite : j’entends par là qu’il s’est donné pour tâche d’être chez nous un intermédiaire des plus actifs entre les littératures ou les arts étrangers et la pensée française. A Genève, ce boulevard unique, ce carrefour de la pensée européenne, il avait, pendant sept années, enseigné l’histoire des littératures comparées, puis celle de la littérature française. Je ne crois pas qu’il ait jamais regretté ces fécondes années de recueillement intellectuel : il faut enseigner pour apprendre, et tous ceux qui ont passé par cette salutaire discipline savent bien qu’elle est, pour le moins, aussi bonne pour l’esprit qui la dispense que pour celui qui la reçoit. A étudier, pour en faire sentir les beautés, les principales œuvres littéraires de l’Europe moderne, Rod avait, je ne dis pas acquis, — car il me semble qu’il les a toujours eus, — mais affiné et développé cette intelligence des esthétiques les plus diverses et des arts les plus opposés, ce sentiment de la relativité artistique qui font un peu défaut au critique d’une seule langue et d’une seule littérature, et qu’il a possédés à un très haut degré. Il connaissait assez bien l’Angleterre, il connaissait mieux encore l’Allemagne et l’Italie[1] ; il a écrit des pages curieuses sur l’esthétique de Wagner et sur le pessimisme de Leopardi ; il a été l’un des

  1. Dès l’époque de Palmyre Veulard, Rod annonçait « en préparation » deux volumes qui n’ont jamais paru, sous ces deux titres : Notes sur l’Allemagne et les Écrivains de l’Italie contemporaine. Fogazzaro disait de lui : « Il ne parlait pas l’italien, mais il le comprenait à merveille, et il avait une large connaissance de notre littérature. Ce qu’il a écrit sur nos anciens maîtres et sur nos auteurs modernes est très remarquable d’intuition et de précision... Je me rappelle avoir lu de lui, il y a longtemps, des aperçus rapides sur notre production littéraire contemporaine qui, venant d’un étranger, m’ont étonné. » (Lettre du 31 janvier 1910, citée dans le Journal de Genève du 7 février.)