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Lausanne le peuple a mis les relais de Leurs Excellences à sa voiture et a fait ainsi une petite justice de l’insolence des postillons genevois. On prépare beaucoup de fêtes au général à Berne, mais il est trop pressé pour en profiter. Il y a eu à Nyon de la musique et beaucoup de vivats. Voilà ma partie finie ; je remets le héros à l’histoire.


27 novembre 1797.

Deux petits mots de Buonaparte qui m’ont paru de bon goût et toujours avec Mlle Agier[1]. Elle lui a parlé des lettres qu’elle lui avait écrites et il s’est excusé parce qu’il avait eu quelques affaires, et en s’en allant, voyant qu’elle avait gardé une ancienne servante dont il avait le souvenir, il lui a dit : « À présent, recommande à Jacqueline de ne plus m’appeler polisson… »


1er décembre.

M. de Wurstemberger a écrit au Baillif de Nyon que Buonaparte, en se fâchant beaucoup contre ses postillons, a montré beaucoup de regret de n’avoir pas connu le moment où il passait à Coppet, et, dans son regret, il a placé le désir qu’il aurait eu de faire connaissance avec moi. Le Baillif m’a fait dire qu’il m’apporterait la lettre de M. de Wurstemberger et comme il l’a montrée à plusieurs personnes, il m’en revient de l’honneur dans ce pays.

Dans ses lettres à sa fille, M. Necker n’appelle pas seulement Bonaparte « le héros. » Souvent il dit aussi : « ton héros, » et on va voir que ce n’était pas sans raison. Les archives de Coppet contiennent une preuve assez curieuse de la fascination que, dès cette année 1797, Bonaparte exerçait sur l’imagination de Mme de Staël et en même temps des craintes que, déjà, il lui inspirait. J’ai dit qu’elle avait une passion malheureuse, celle de composer des tragédies. En 1787, elle avait écrit Jane Grey, qui courut longtemps en manuscrit et ne fut imprimée qu’en 1790 à un assez petit nombre d’exemplaires. À la veille de l’ouverture des États généraux, elle avait composé une tragédie qui se passait en Perse. Un souverain éclairé, conseillé par un sage ministre, voulait doter ses sujets des bienfaits de la liberté et réunissait leurs délégués en une assemblée délibérante. Inutile de dire à qui elle pensait quand elle mettait en scène le sage ministre. Pendant le Directoire et la Révolution, et alors qu’elle se dévorait à Coppet dans l’inaction, elle avait

  1. Cette demoiselle Agier ne fut pas oubliée par Bonaparte. J’ai signalé ce trait à mon confrère, M. Frédéric Maison, en faisant appel à son obligeante érudition qu’on ne trouve jamais en défaut. J’ai appris de lui qu’elle était inscrite sur la liste des pensionnaires de l’Empire pour une somme de 6 000 francs.