Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 14.djvu/57

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Tu vois qu’au milieu des grands événemens chacun pense encore à toi. Je trouve aussi que cela vaudrait mieux qu’une lettre à un ministre ; mais, à sa place, je ne me presserais pas ; le moment ne vaut rien. Il y a des gens qui pensent que Buonaparte a trop d’affaires en Italie pour aller en France.


23 novembre 1797.

Je t’ai écrit avant-hier par l’ami[1], et j’ai laissé Buonaparte attendu à neuf ou dix heures du soir à Coppet. Je fus avec les envoyés de Berne et d’autres curieux chez M. Duchesy, mais, à minuit, le héros n’arrivant point, je quittai la campagne et fus me coucher. Il vint à deux heures une estafette avertir qu’un ressort de sa voiture ayant cassé, il ne passerait que le lendemain matin à neuf heures ; on l’attendit toute la matinée inutilement ; sa voiture n’avait pu être raccommodée ; enfin les équipages parurent à sept heures du soir ; les chandelles étaient sur les fenêtres ; une escorte de douze dragons était prête. M. de Wurstemberger[2] et M. le Baillif descendirent dans la rue à la porte de M. Duchesy. On cria : arrête à la voiture, mais les postillons n’en tinrent compte et ils traversèrent Coppet plus vite que le vent. Les glaces de la berline du général étaient fermées. Il ne les ouvrit point et personne n’a pu l’apercevoir. Le Baillif garda son compliment et chacun remonta dans l’appartement avec plus ou moins d’humeur et de chagrin.

Les dragons cependant suivirent le général et l’on parvint près de l’avenue de Bossey à se placer à côté des postiers. Alors il ouvrit sa glace et demanda s’il était sur le territoire suisse. M. de Wurstemberger l’atteignit à Nyon et lui parla. Je ne sais en ce moment quelle explication il y eut entre eux ; mais elle fut amicale. On croit généralement que la crainte des postillons genevois d’être forcés à Coppet de céder la place aux relais de Leurs Excellences les a engagés à traverser Coppet sans s’arrêter et sans obéir aux sommations de la garde, et Buonaparte a passé Coppet sans se souvenir qu’il y avait là un Baillif en attente. Toute cette conjecture est pourtant à revoir.

Un des dragons de Coppet avait été chargé par Mlle Agier de remettre une lettre à Buonaparte ; il a exécuté sa commission entre Coppet et Nyon, et le général, arrivé à Nyon, a demandé où demeurait Mlle Agier. On lui a répondu que c’était sur la route de la manufacture de faïence. Il s’est arrêté à sa porte, l’a embrassée, l’a appelée sa bonne maman et a passé cinq minutes dans sa chambre où elle n’avait pas eu le temps de faire allumer deux chandelles. Cette demoiselle Agier l’avait connu à Lyon dans son enfance, c’est la même qui a fait des vers pour toi et même pour moi. Ne crois-tu pas qu’elle sera invitée à une ou deux après-diners de plus dans la semaine ? On ne sait rien de plus de la route du général, si ce n’est qu’à

  1. Cette lettre a dû être perdue.
  2. M. de Wurstemberger était un membre du gouvernement de Berne sous la domination duquel était alors le pays de Vaud. M. Duchesy était un des notables de Coppet.