Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 14.djvu/567

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sont pour Metz disent que c’est l’événement de la descente et de l’absence de Bonaparte cet hiver qui a fait qu’il n’a pas voulu, ni à Paris, ni à une distance qui permit de correspondre avec Paris, mais que, cet événement décidé, il s’adoucirait, qu’il a montré plus d’amertume contre toi que contre moi. Mais que suis-je sans ton appui, et j’ai senti plus que jamais que je ne pouvais pas vivre sans cette France. Mon ami, ne te vient-il pas quelque idée ? Ah ! j’ai bien besoin qu’il t’en vienne, car je n’ai plus la force de me guider moi-même.

Cette inflexibilité de Bonaparte m’a confondue et j’ai vu qu’il fallait que j’eusse autour de lui des ennemis bien implacables. Enfin, donne-moi du courage pour Berlin ; dis-moi comment tu te portes, si tu ne te sens pas de dispositions au rhume, à aucune incommodité pour cet hiver. Si je m’établissais quelque part sans distraction, je sens que je tomberais malade ; les femmes ne sont pas faites pour de telles douleurs. Adieu, je monte en voiture à trois lieues de Paris, le voyant, quittant mes amis qui sont là, — par force, — ah ! Dieu !

Cette lettre est la dernière de celles que Mme de Staël ait adressées à son père, avant son exil. Je reprendrai, dans quelque temps, la publication de celles qu’elle lui fît parvenir durant son voyage qui devait durer six mois. On peut penser que les épreuves par lesquelles passait sa fille avaient dans le cœur de M. Necker un retentissement douloureux. Le soir même du jour où il avait appris son départ de Paris, il lui écrivait :

28 octobre.

Ma pauvre petite ! j’attends ta première lettre avec une impatience infinie. Je t’ai vue montant en carrosse avec tes enfans comme une exilée, et mon cœur en a été déchiré. Chère amie, je n’ai su ni prévenir tes peines ni t’en défendre. On me méprise dans ma vieillesse, mais à toi, si jeune et si vaillante, on devait sagement plus d’égards. Tu as raison ; tout cela n’est pas du Consul, n’est pas de ton héros… Tes peines sont présentes à mon cœur. Je suis blessé de la conduite qu’on tient avec toi, et c’est Buonaparte, que nous avons tant loué, ensemble et séparément !… Ah ! lève la tête dans l’adversité et ne permets pas qu’aucun puissant de la terre te tienne sous ses pieds.

Bonaparte ne réussit pas à tenir Mme de Staël sous ses pieds. Ce voyage en Allemagne devait servir à la gloire de celle qu’il exilait, et cet acharnement contre une femme, qui, tout en l’admirant, se permettait de le juger, n’a rien ajouté à celle du « héros. »

Haussonville.