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sujet, mais il est certain qu’il a reçu sur le livre l’impression la plus vive et la plus fausse en même temps. — Je saurai dans deux ou trois jours mon sort, et si c’est en Allemagne que je vais ou à vingt lieues que je reste. Je n’ai point admis d’intermédiaire à cet égard, car je ne vois pas bien de quel avantage serait pour moi d’aller à Lyon où à Bordeaux ; j’y serais oubliée comme à Genève, et je serais loin de toi, et j’aurais à faire à une société scabreuse et inutile qui exigerait de moi des soins et des craintes sans me rapporter aucune espèce de profit. Ma première lettre te dira donc ce que je deviens ; ah ! quelle vie j’ai menée depuis quinze jours !

Je reçois tes délicieuses lettres ; cher ami, positivement, je ne veux pas mon cousin à Strasbourg, mais je te prie de m’épargner cela avec une adresse parfaite. Tu peux dire qu’il se peut que, de Strasbourg, j’aille en Suisse et que je l’écrirai de là ce que je ferai. Tout, excepté qu’il vienne ; je serais extrêmement triste d’une obligation sans bonheur, et il n’y en aurait pas le moindre pour moi. Je te supplie aussi de ne penser à aucun voyage pour toi ; le seul qui m’est venu dans la tête, c’est Lyon ou le Midi, mais j’y vois encore de grands inconvéniens de fatigue pour toi, et, très vraisemblablement, je me déciderai à Strasbourg, sur les nouvelles que j’y aurai, si, comme je l’espère encore, je n’obtiens pas les vingt lieues. — Tu auras de mes nouvelles le premier courrier.

Prends garde, je t’en conjure, de me mettre bien avec mon cousin et ma cousine.

Les démarches de Joseph Bonaparte et des autres amis de Mme de Staël échouaient. L’ordre, tant redouté, arrivait enfin, cette fois formel. On devine dans quel désespoir cet ordre la jetait.

Paris, le 24 septembre[1].

L’ordre est arrivé, cher ami, et tous les efforts humains n’ont pu le faire révoquer. Je suis livrée aux plus affreux tourmens de l’incertitude. Mon cœur froissé aurait besoin de se reposer près de toi, mais l’idée d’arriver un mois après le départ a quelque chose qui me fait souffrir horriblement. Je crains aussi de te porter un état de désespoir qui ne te fasse que du mal. Écris-moi à Strasbourg, sous l’adresse de M. Turckheim banquier ; je serai là assez près de Suisse pour y retourner si tu le désires vivement, assez près de l’Allemagne pour continuer. Que dirais-tu de l’idée de venir ici, toi-même, au printemps pour traiter tes affaires que je ne peux plus traiter ; enfin, que me conseilles-tu ? Je n’ai pas besoin de te peindre mon malheur ; il dépasse ce que mon imagination avait conçu. Je suis là, dans une maison charmante, entourée de mes amis qui me paraissent plus aimables que jamais, ayant reçu de Joseph, du général Junot, de Mme Récamier surtout, de tout le monde, des preuves inouïes d’intérêt, mais des preuves qui constatent d’autant mieux l’inflexibilité du Consul à mon égard. Il a répété sans cesse : « Je ne hais point Mme de Staël ; si c’était

  1. Dans son trouble, Mme de Staël se trompait de mois.