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davantage autour de mon cœur et de mon imagination. Je crois rêver quand je me vois entourée de mes amis, dans un appartement charmant où je pourrais mener des jours si doux, recevant mille fois plus de témoignages d’affection que je ne pouvais m’en flatter, et condamnée à tout quitter demain. C’est la mort en miniature cela.

Si tu étais là, ce serait impossible, mais aussi cela ne serait pas. Peux-tu te représenter les tourmens d’incertitude qui m’ont déchirée ? j’aurais donné tout au monde pour te rejoindre, mais j’ai une si invincible horreur pour le pays que tu habites que, dans l’état où je suis, je ne pourrais en triompher. Si tu avais été à Lyon, partout ailleurs que là d’où je viens de partir. Enfin je ne sais rien, absolument rien encor de ce que je vais faire et je fermerai peut-être cette lettre sans pouvoir rien y ajouter de décisif. Je t’ai écrit tous les courriers depuis que cette crise est commencée ; il se peut que le courrier prochain, je manque l’heure de la poste.

Parmi les réformes que je fais parmi mes gens, je renvoie Frédéric dans son pays ; tu auras des bontés pour lui comme tu en as eu pour le libraire, n’est-ce pas, s’il t’écrit pour te demander de l’argent. Il retourne en Normandie après-demain ; Olive en a eu soin. Cher ami, je passe par toi pour prier Dieu ; fais recevoir mes vœux par ton angélique protection.


Mercredi matin.

Je pars pour aller chez un ange protecteur, l’aimable sœur dont je t’ai parlé, et de là je me déciderai.

Le lendemain, Mme de Staël partait pour Mortfontaine. C’est un trait singulièrement honorable de la part de Joseph Bonaparte que de lui avoir, en un pareil moment, offert l’hospitalité, alors qu’il risquait d’attirer sur lui-même la colère du Premier Consul. Elle avait raison d’écrire à son père que sa situation était singulière.

Mortfontaine, 21 octobre.

Singulière date pour ma situation, cher ami ; elle prouve au moins que je n’ai pas conspiré et je conserve encore l’espoir qu’on me laissera à vingt lieues de Paris, comme tous les autres exilés ; je te manderai si cela est obtenu, non par le premier courrier, mais le second. Il est vraisemblable que ma vie errante m’empêchera de te donner de mes nouvelles avant deux jours. Joseph m’a confirmé que le Premier Consul croyait avoir les plus graves raisons de se plaindre de ton ouvrage. Puis-je écrire qu’il a dit : que cet ouvrage était pour le faire tuer, toi qui l’admires plus que personne, et quand, entre autres motifs, j’ai objecté le mot de l’homme nécessaire, on m’a dit que cela voulait dire : l’homme sans lequel ce gouvernement ne pourrait pas subsister, et qu’il fallait tuer pour faire tomber ce gouvernement. Je te demande si une interprétation de ce genre est possible quand tout le monde a compris que tu voulais dire : l’homme nécessaire à la France, Enfin, je ne sais pas ce qu’il y a à faire pour persuader le Premier Consul sur ce