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serait pas à Joseph, mais à Moreau que je souhaiterais le Consulat. Se fait-on l’idée d’inquiétudes pareilles dans le gouvernement quand la nation, sans être contente, est cependant si tranquille ? Ce pays réunit tout ce qui peut plaire et tout ce qui peut agiter. On y répand tous les jours le bruit d’un nouvel exil ; on disait M. de La Fayette, je n’en crois rien, mais cela te montre la disposition.


18 octobre.

Cette descente, que personne ne croit possible, agite les esprits des gouvernans. Il paraît que le Premier Consul dit que l’opposition, appuyée du prince de Galles, est pour lui en Angleterre et lui en ouvrira les chemins ; je ne crois pas cela ; mais il dit affirmativement qu’il sera à Londres en germinal, et ceux qui l’entourent, Sebastiani, etc., ajoutent que, cette expédition finie, le monde est à eux et qu’il faut bien que la destinée des Français égale celle des Romains.

Adieu. De Bray a été très bon pour moi, Junot, Mme Récamier et Joseph, l’admirable Joseph, vient de m’inviter à aller à Morfontaine. Bizarre destinée d’être exilé par le frère et d’aller chez le frère. Mais en général, il faut que l’opinion soit moins favorable au gouvernement puisque, dans cette occasion, on m’a témoigné tant d’intérêt. Le Premier Consul a dit à un de mes amis qui lui parlait des salons de Paris et qui l’assurait qu’ils ne faisaient que parler, mais qu’ils ne criaient pas : Si la guerre devient sérieuse, il faudra qu’ils parlent bien bas.

M. de Lucchesini[1] m’a écrit que la princesse de Radzivill désirait beaucoup ma présence à Berlin ; M. de Markoff m’a donné une lettre de recommandation pour Berlin ; mais j’ai une idée confuse que cette Allemagne est composée d’hommes bien peu courageux. Il y a ici un M. Kandoler qui m’a demandée autrefois en mariage et qui est député d’Hanovre, à Paris ; il est venu me voir comme on se dévoue, et il a été si effrayé de son action qu’il a écrit à M. de Talleyrand pour l’en prévenir. Cependant un succès en Allemagne me ferait du bien ici. M. de Markoff a réclamé Christin et depuis ce moment il a été mis au secret. Le Consul lui a dit à l’audience : Monsieur, vous réclamez un fort mauvais sujet et vous ne l’aurez pas. Il s’est plaint ensuite de ce que M. d’Entraigues, qui lui-devait la vie, écrivait contre lui et était protégé par la Russie ; il a déclaré qu’il le ferait chasser de Dresde, M. de Markoff l’a prié assez vivement de ne pas lui parler d’affaires en public et, depuis ce temps, ils sont brouillés. Il paraît aussi que la Russie s’oppose à la descente et n’a jamais cédé sur le Piémont, se réservant d’en faire un sujet de plainte si cela lui convenait, mais la terreur qu’il inspire est inconcevable ; il dit sans cesse qu’il est à cinq jours de Berlin, à huit jours de Vienne, et c’est la réponse à toutes les objections ou représentations qui lui sont faites. La terreur qu’il inspire est telle qu’un homme me disait qu’un aveugle dans la grande galerie de Saint-Cloud se croirait seul

  1. Lucchesini était l’ambassadeur du roi de Prusse. La princesse Antoine Radzivill, née Louise de Prusse, dont les souvenirs ont été publiés sous ce titre : Quarante-cinq années de ma vie, par la princesse Radzivill, née Castellane, devait en effet faire, l’année suivante, bon accueil à Mme de Staël.