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police… Je répondis à l’officier de gendarmerie que partir dans vingt-quatre heures convenait à des conscrits, mais non pas à une femme et à des enfans, et, en conséquence, je lui proposai de m’accompagner à Paris où j’avais besoin de passer trois jours pour les arrangemens nécessaires à mon voyage. Je montai dans ma voiture avec mes enfans et cet officier qu’on avait choisi comme le plus littéraire des gendarmes. En effet, il me fit des complimens sur mes écrits. « Vous voyez, monsieur, lui dis-je, où cela me mène d’être une femme d’esprit ; déconseillez-le, je vous prie, aux personnes de votre famille, si vous en avez l’occasion. » J’essayais de me monter par la fierté, mais je sentais la griffe dans mon cœur.

Elle avait la griffe dans le cœur en effet, et elle devait la sentir pendant toute la durée de son exil. Elle passa quelques jours à Paris, rue de Lille, et, de là, elle adressait à son père les trois lettres suivantes :

17 octobre.

Voilà où en était mon pauvre journal, cher ami, lorsque j’ai éprouvé tous mes malheurs. J’ai passé huit jours chez Mme Récamier qui a été un ange pour moi, et je m’y suis très malheureusement repris d’un goût très vif pour la France. Le coup qui m’a frappé a failli me tuer et, sans toi certainement, il l’aurait fait. Je sens que je ne peux vivre hors de cette France. Quel charme dans la conversation ! comme on s’entend ! comme on se répond ! Quelle affection toi et moi nous aurions trouvée dans les subalternes mêmes ; j’en ai vu des traces au milieu de mon malheur ; l’officier de gendarmerie qui est venu me signifier l’ordre, me parlait de toi et même de moi avec les plus grands éloges. Dubois a évité de se charger de l’ordre ; enfin tout le monde autour de lui a été contre, et il a dit lui-même qu’on avait employé tout ce qui avait du pouvoir sur lui. Il a parlé de ton ouvrage deux ou trois fois avec amertume, mais jamais il n’a dit un mot sur ton arrivée ici, ce qui me persuade ce que j’ai toujours cru, c’est qu’elle ne rencontrerait point d’obstacle. Mais cependant il est vrai qu’il te hait plus que moi, car il a dit sur ton ouvrage : « C’est une action immorale, » et l’on dit qu’il a montré de l’humeur à la phrase de ma seconde lettre où je disais que tu viendrais toi-même. Cet ouvrage lui a fait une impression terrible, car il est vrai qu’on l’a loué ici parmi les gens éclairés, que cela a pu lui déplaire. Il a répété sur moi à Junot, à son frère, à tout ce qui lui a demandé de me laisser : « Je n’ai rien contre elle, mais elle monte les têtes, vous le voyez, bien, puisque tout ce qui m’aime s’intéresse à elle, quoiqu’ils sachent bien qu’elle ne m’aime pas. » Ensuite il a prétendu que, pendant les huit jours que j’avais passés chez Mme Récamier, j’avais fait des plaisanteries sur son gouvernement, que j’avais dit par exemple que les dames de sa famille faisaient allonger la queue de leur robe, que les Conseillers d’État l’approuvaient, mais que les laquais se refusaient à la porter ; bêtise que je n’ai jamais dite, mais qui a été dite devant moi, entre six personnes, ce qui prouve comme on vit.

On a dit que je m’intéressais à Moreau et qu’en cas de malheur, ce ne