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cependant comment il serait possible que le Consul voulût que je partisse et qu’il ne me le fît pas écrire par le Grand Juge ; c’est un moyen si simple et je ne sais pas le degré de vérité que peuvent avoir toutes les choses qu’on me redit. J’en suis restée au dernier mot dit à Joseph : « Je verrai ce soir le Grand Juge, « et, ne recevant aucun ordre, il me semble que je dois attendre. Cette situation n’en est pas moins la plus cruelle en ce genre qu’on puisse imaginer. Il paraît que ce moment est fâcheux, que les exils se multiplient ; on cite aujourd’hui Le Noir ex-lieutenant de police. Il y a de l’agitation dans les esprits, non assurément contre le gouvernement, mais parce qu’on répète toujours que le Premier Consul est mécontent. Mais moi, juste ciel ! avec la vie que je mène et que je veux mener, quelle importance puis-je avoir ! Le Consul est si sûr de ses succès ; indépendamment de ses talens, ses moyens sont immenses. On dit que le budget présentera 280 millions pour la Marine et 310 pour la Guerre ; avec de tels moyens, l’Europe n’est qu’une province, mais je voudrais avoir au coin pour respirer dans cette province. Je t’ai écrit tous les courriers et avec une exactitude extrême pour les heures, car ce n’est jamais la même personne qui a remis mes lettres ; tu peux juger ainsi de leur exactitude. Si je vais à Francfort, pourras-tu m’y faire parvenir avec certitude les parures que je désire ; je le désirerais assez. On vient de me dire encore que je recevrai l’ordre demain, mais avec toutes sortes d’égards matériels ; je l’attends. Il se répand que la reine d’Angleterre a déclaré que, le roi étant en démence depuis deux ans, tous ses actes appartiennent à cet état, et qu’en conséquence on croit à la paix et l’on a donné quelques ordres en conséquence. Ce serait un nouveau trait de l’inexprimable bonheur du Premier Consul. Pourquoi ne veut-il pas que tous les cœurs soient heureux de sa joie ? Adieu, mon ange ; quoi qu’il arrive, j’ai de la force pour le soutenir, et il n’arrivera rien que de civil dans le sens donné à ce mot.

Ce fut le lendemain de cette lettre qu’elle reçut l’ordre tant redouté. Comment ne pas se reporter au récit des Dix années d’exil :

J’étais à table, avec trois de mes amis, dans une salle où l’on voyait le grand chemin et la porte d’entrée. C’était à la fin de septembre[1]. À quatre heures, un homme en habit gris, à cheval, s’arrête à la grille et sonne. Il me fit demander. Je le reçus dans le jardin. En avançant vers lui, le parfum des fleurs et la beauté du soleil me frappèrent. Les sensations qui nous viennent par les combinaisons de la société sont si différentes de celles de la nature ! Cet homme me dit qu’il était le chef de la gendarmerie de Versailles, mais qu’on lui avait ordonné de ne pas mettre son uniforme dans la crainte de m’effrayer. Il me montra une lettre signée de Bonaparte, qui portait l’ordre de m’éloigner à quarante lieues de Paris dans vingt-quatre heures, en me traitant cependant avec tous les égards dus à une femme d’un nom connu. Il ajoutait qu’étant étrangère, j’étais soumise à la

  1. Écrivant neuf années après, Mme de Staël se trompe ici de mois ; c’est octobre qu’elle aurait dû dire.